NOTE : Je vous parle régulièrement d’intelligence artificielle, de ses avancées et de ses applications. Aujourd’hui, je souhaite aborder un sujet connexe mais tout aussi important : le cloud ! Si l’IA représente la partie visible de notre révolution numérique, le cloud lui en constitue les fondations invisibles (et pas que pour l’IA). Dans ce qui suit, petite analyse sans concession de notre dépendance technologique mettant en lumière le danger croissant qu’elle fait peser sur notre souveraineté, mais aussi les solutions concrètes pour en sortir. Les choix que nous faisons aujourd’hui (ou que nous négligeons de faire) détermineront pour les décennies à venir notre capacité à rester maîtres de notre destin numérique. Plus qu’un simple état des lieux, cet article est un appel à l’action.
Bruxelles, avril 2030 — L’Europe célèbre aujourd’hui le cinquième anniversaire de son « Euro numérique du cloud », désormais considéré comme l’une des plus grandes réussites technologiques et politiques du continent depuis l’introduction de la monnaie unique.
Sur les écrans du nouveau Centre Européen d’Innovation Numérique, les statistiques défilent avec fierté : 65% des données européennes sont désormais hébergées sur nos infrastructures souveraines. Le déficit commercial numérique, qui atteignait 80 milliards d’euros en 2023, s’est transformé en excédent. Plus impressionnant encore, plus de 120 000 ingénieurs expatriés sont revenus exercer leurs talents sur le sol européen ces trois dernières années.
Dans les hôpitaux connectés au réseau de santé européen, les médecins accèdent instantanément à des modèles d’IA diagnostique entraînés sur des millions de dossiers anonymisés, respectant scrupuleusement le consentement des patients. À Stockholm, le plus grand datacenter d’Europe du Nord fournit désormais assez de chaleur récupérée pour chauffer 30% des foyers de la ville, tandis que son empreinte carbone a diminué de 40% grâce aux techniques de « Green Coding » développées à Grenoble et Munich.
« Ce qui semblait utopique il y a dix ans est aujourd’hui notre quotidien, » déclare la présidente de la Commission Européenne lors de son discours à Berlin. « En reprenant le contrôle de notre destin numérique, nous avons non seulement créé un modèle économique prospère, mais aussi un modèle de société où la technologie sert véritablement le citoyen. »
De Lisbonne à Helsinki, de Dublin à Athènes, les pôles d’excellence numérique européens forment désormais un réseau interconnecté où circulent librement idées et innovations. Les universités collaborent en temps réel sur des infrastructures communes, tandis que les startups européennes lèvent désormais des fonds comparables à leurs homologues américaines.
La transition n’a pas été sans douleur. Il a fallu surmonter des blocages institutionnels profonds, réformer des administrations, et parfois accepter des coûts à court terme pour des bénéfices à long terme. Mais aujourd’hui, alors que l’Europe exporte son modèle de cloud souverain et éthique vers d’autres régions du monde, le consensus est unanime : le jeu en valait largement la chandelle.
La douche froide d’une radiographie d’une colonisation numérique
Cette vision prospère de l’Europe numérique en 2030 reste pour l’instant une simple projection, un avenir possible mais nullement garanti. La réalité actuelle est bien différente, et les chiffres parlent d’eux-mêmes.
Imaginez que 72% du budget de la défense française soit versé directement à l’armée américaine, ou que 72% de notre agriculture dépende d’importations d’un seul pays. Ce serait considéré comme une urgence nationale, une crise de souveraineté méritant une mobilisation immédiate. C’est pourtant exactement ce qui se passe avec notre cloud.
72% du budget cloud français s’envole directement vers les géants américains. Cette dépendance se décompose précisément : 45% pour AWS, 18% pour Microsoft Azure et 8% pour Google Cloud. Ce n’est pas une simple domination, c’est un quasi-monopole structuré.
Cette vulnérabilité prend une dimension particulièrement inquiétante alors que l’administration Trump prépare des changements radicaux dans la politique américaine. La doctrine « America First » appliquée au numérique pourrait rapidement transformer notre dépendance technologique en véritable piège stratégique. Les menaces de tarifs douaniers, de restrictions d’accès aux technologies critiques, ou pire, d’instrumentalisation des données européennes, ne sont plus des hypothèses théoriques mais des risques concrets. L’urgence d’agir n’a jamais été aussi palpable.
Ce chiffre vertigineux n’est malheureusement que la partie émergée d’un problème bien plus profond. La France, qui s’enorgueillit d’avoir inventé le Minitel et d’avoir été pionnière d’Internet en Europe, semble avoir abandonné toute ambition dans ce domaine stratégique qu’est le cloud computing. Comment un pays qui forme parmi les meilleurs ingénieurs et mathématiciens au monde peut-il échouer si systématiquement à créer ses propres champions du numérique ?
Cette question brûlante cache une réalité dérangeante : notre dépendance technologique n’est pas une fatalité technique, mais le résultat de choix politiques et stratégiques contestables. Quand nous confions nos données les plus sensibles à des entreprises soumises au CLOUD Act américain, ce n’est pas par manque d’alternatives, mais par manque de vision à long terme.
Notre souveraineté numérique s’érode jour après jour, tandis que nos talents s’expatrient et que notre déficit commercial technologique se creuse inexorablement. L’heure n’est plus aux constats, mais à l’action décisive. Car derrière les chiffres et les analyses se cache l’enjeu fondamental : voulons-nous rester maîtres de notre destin numérique, ou acceptons-nous de devenir une simple colonie digitale de l’empire américain ?
La vision d’un cloud européen souverain que j’ai esquissée n’est pourtant pas utopique. Elle s’appuie sur des technologies qui existent déjà, des compétences que nous maîtrisons, et une volonté politique qui ne demande qu’à s’affirmer. Le fossé entre notre situation actuelle et ce futur désirable n’est pas technique – il est stratégique et décisionnel.
Dans les pages qui suivent, je vous propose un voyage au cœur de notre dépendance numérique, de ses causes profondes, et surtout des solutions concrètes pour en sortir. L’enjeu n’est rien de moins que notre liberté collective dans un monde où le numérique est devenu le nouveau terrain des rapports de force entre nations.
▪️▪️ POINTS CLÉS ▪️▪️
Notre dépendance numérique n’est pas une simple statistique économique, mais une vulnérabilité stratégique majeure: 72% de notre budget cloud part vers les États-Unis, notre déficit numérique se creuse, et nos talents s’expatrient massivement. Cette situation n’est pas une fatalité technique, mais le résultat de choix politiques contestables. L’enjeu n’est rien de moins que notre liberté collective dans un monde où le numérique est devenu le terrain des rapports de force entre nations.
La France, une colonie numérique ?
La France est devenue une véritable colonie numérique. Nous importons la technologie comme d’autres importaient autrefois le coton, et nous exportons nos cerveaux comme d’autres exportaient leurs matières premières. Notre dépendance est telle qu’aujourd’hui, une interruption des services cloud américains paralyserait instantanément la France. Services publics, entreprises du CAC 40, administrations… tout repose désormais sur ces infrastructures étrangères. Une vulnérabilité stratégique majeure à l’heure où la maîtrise des données conditionne la souveraineté des nations.
Cette situation est d’autant plus frustrante qu’elle est relativement récente. Contrairement à l’idée reçue d’un déclin industriel français amorcé dans les années 70, notre balance commerciale n’a véritablement basculé dans le rouge qu’en 2005. Pendant près de 35 ans, entre 1970 et 2004, la France maintenait une position globalement équilibrée, voire excédentaire sur certaines périodes. Le tournant des années 2000 a coïncidé avec l’explosion du numérique et la montée en puissance des GAFAM.
Cette dépendance s’est accélérée avec l’essor du cloud, passant de 35 milliards d’euros de déficit numérique en 2010 à plus de 80 milliards en 2023. Un gouffre qui continue de se creuser alors que le marché français du cloud est passé de 1,4 milliards € en 2020 à 2,5 milliards € en 2022, et devrait atteindre 27 milliards € d’ici 2025. Nous perdons donc non seulement en indépendance, mais aussi l’opportunité de capter cette croissance annuelle moyenne de 2,8 milliards €.
Ce déficit chronique est largement alimenté par notre dépendance technologique : nous importons aujourd’hui 79% de nos solutions informatiques, prestations incluses, contre seulement 42% au début des années 2000. Le paradoxe est saisissant : cette dépendance s’installe précisément alors que la France forme chaque année plus de 30 000 ingénieurs reconnus mondialement pour leur excellence en mathématiques et en informatique. D’ailleurs, les entreprises technologiques américaines emploient plus de 15 000 ingénieurs français à des postes clés. Cette fuite des cerveaux n’est pas anecdotique : un ingénieur français sur six s’expatrie (16%, soit 124.000 sur 780.000). L’écart salarial explique largement ce phénomène, avec un salaire moyen de 65.000€ en France contre 103.000€ aux États-Unis pour des postes équivalents. À Paris, un développeur gagne environ 51.000€, quand son homologue à San Francisco touche l’équivalent de 134.000€. Sans surprise, 79% des expatriés citent les salaires plus avantageux comme principale motivation pour quitter la France.
Le cas VMware : quand l’otage réalise qu’il est otage
L’affaire VMware illustre parfaitement les dangers de cette dépendance. Ce logiciel de virtualisation, pierre angulaire de nombreuses infrastructures cloud, a été racheté par Broadcom en novembre 2023 pour 69 milliards de dollars. Les conséquences ont été immédiates : suppression des licences perpétuelles au profit d’abonnements annuels, passage d’une facturation par processeur à une facturation par cœur, et surtout, des hausses tarifaires vertigineuses, jusqu’à 300% pour certains clients, et même 1050% dans le cas extrême d’AT&T.
Quand Broadcom a augmenté drastiquement les prix de VMware, ce n’est pas seulement les DSI qui ont souffert. C’est l’argent du contribuable français qui a dû combler ce gouffre, pendant que des services publics essentiels comme nos hôpitaux et nos écoles fonctionnent à flux tendu.
Le résultat ? Tout le CAC 40, l’État et les hébergeurs français se sont retrouvés pris en otage. Le cloud privé d’OVH et même Scaleway utilisaient cette technologie. Beaucoup ont oublié que lorsque l’on met tous ses œufs dans le même panier, il faut savoir qui tient le panier. Cette stratégie, qualifiée « d’essorage » par certains analystes, montre les risques d’un monopole technologique : Broadcom, initialement fabricant de puces, peut désormais imposer ses conditions à l’ensemble de l’écosystème numérique, forçant de nombreuses organisations à envisager des alternatives comme HyperV, OpenNebula ou Proxmox.
Cette dépendance expose également la France à des risques de sécurité considérables. Les chiffres sont alarmants : 47% des données professionnelles hébergées sur le cloud sont considérées comme sensibles, tandis que 44% des organisations ont déjà subi une fuite de données cloud. Plus inquiétant encore, les vulnérabilités cloud ont doublé entre 2019 et 2023, passant de 1.700 à 3.900. Au total, 79% des entreprises françaises ont connu au moins une violation de sécurité cloud depuis 2020, une statistique qui devrait faire réfléchir nos décideurs publics et privés.
Quand on confond tuyaux et contenu
Confondre le cloud avec l’infrastructure, c’est comme confondre une chaîne de télévision avec son antenne. Orange est excellent pour installer des antennes, mais ce n’est pas Orange qui crée le contenu qui passe dessus. Le cloud est avant tout un ensemble de logiciels intelligents qui fonctionnent sur des infrastructures, pas l’inverse.
Le cloud est systématiquement abordé comme une question d’infrastructure, alors qu’il s’agit fondamentalement d’une couche logicielle. Prenons un instant pour déconstruire cette idée reçue : si le cloud n’était qu’une affaire d’infrastructure, les géants du secteur s’appelleraient AOL et Verizon aux États-Unis, ou Orange en France. Or, ce sont bien des entreprises logicielles qui dominent ce marché et non celles d’infrastructure.
Cette confusion a conduit à des choix stratégiques désastreux. Le projet Andromède (Cloudwatt, Numergy), lancé en 2012 avec 150 millions d’euros d’investissements publics, illustre parfaitement cette erreur. L’État, plutôt que de soutenir les acteurs innovants déjà sur le marché comme OVH, Clever Cloud ou Scaleway, a préféré injecter des centaines de millions dans les mastodontes établis : Orange, SFR, Bull, Thales.
Les ambitions étaient démesurées : 500 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2017 pour Cloudwatt, 400 millions en 2016 pour Numergy. La réalité fut bien différente, à peine 2 millions pour Cloudwatt et 6 millions pour Numergy en 2014. Comme le résumait Jules-Henri Gavetti, PDG d’Ikoula : « C’est du temps perdu. Ces entreprises ont généré du buzz sans réellement éduquer le marché. Pendant ce temps, les acteurs américains sont devenus plus puissants. » Le projet s’est finalement soldé par la reprise de Cloudwatt par Orange et de Numergy par SFR, enterrant silencieusement l’ambition d’un cloud souverain français.
Ces projets n’ont jamais abouti, mais ont aspiré les meilleurs talents des startups innovantes pour les mettre au service de directions sans vision technologique claire. Ces échecs retentissants ont durablement terni l’image du cloud français, créant l’impression tenace que nos entreprises « ne savent pas faire » – alors même qu’elles n’étaient pas aux manettes.
Des pépites françaises sacrifiées sur l’autel de la bureaucratie
Contrairement aux idées reçues, la France innove. OVH a développé son propre système de refroidissement des serveurs plus efficace que celui d’Amazon. Clever Cloud a créé une technologie d’orchestration de conteneurs avant même que Docker ne popularise le concept. Même sur des technologies de pointe comme les bases de données distribuées, des pépites comme Scality rivalisent avec les géants américains.
La France ne manque donc pas d’entreprises innovantes dans le domaine du cloud. OVH (créée en 1999), Scaleway (ex-Online), ou Clever Cloud proposent des solutions techniquement avancées. Mais ces acteurs restent marginalisés face aux géants américains pour plusieurs raisons.
La guerre des egos français face à la diplomatie stratégique des GAFAM
D’abord, une incapacité chronique à collaborer, qui confine parfois à l’autosabotage collectif. Là où les GAFAM savent mettre de côté leurs différends pour s’entendre sur des sujets stratégiques (comme le contrat entre Google et Apple pour être le moteur de recherche par défaut sur iPhone, qui représente un tiers des bénéfices d’Apple, soit environ 20 milliards de dollars annuels), nos champions s’épuisent en querelles intestines et en concurrence non-constructive.
Cette fragmentation s’observe à plusieurs niveaux. Au niveau technologique, chaque acteur français réinvente systématiquement la roue plutôt que de bâtir sur les succès des autres. Quand Scaleway développe une innovation en matière de refroidissement de serveurs, OVH préfère concevoir sa propre solution plutôt que d’envisager une licence croisée ou un partenariat. Quand Clever Cloud propose de déployer sa plateforme PaaS sur l’infrastructure d’autres hébergeurs français pour enrichir leurs catalogues de services, la réponse est invariablement ‘Non, on va le coder nous-mêmes’, une promesse rarement tenue qui laisse finalement le champ libre aux Américains.
Au niveau commercial, cette incapacité à collaborer se manifeste par l’absence d’offres communes face aux grands comptes. Alors qu’AWS et Microsoft proposent des solutions intégrées ‘tout-en-un’ aux grands groupes français, nos champions restent incapables de présenter un front uni, obligeant les DSI à multiplier les fournisseurs s’ils veulent rester dans l’écosystème français, une complexité administrative que peu sont prêts à assumer.
Les causes de cette situation sont multiples. D’une part, une culture entrepreneuriale française qui valorise davantage l’innovation technique que la construction d’alliances stratégiques. D’autre part, un écosystème de financement qui met en compétition nos champions pour des ressources limitées plutôt que d’encourager les synergies. Enfin, l’absence d’une vision industrielle portée par l’État, qui pourrait jouer un rôle de facilitateur entre ces acteurs.
Le contraste avec l’écosystème américain est saisissant. À Seattle, siège des trois principaux clouds américains, les talents circulent librement entre Amazon, Microsoft et Google, créant un brassage d’idées et de pratiques qui nourrit l’innovation collective. Ces géants, tout en se livrant une concurrence féroce, collaborent activement sur des projets open-source stratégiques comme Kubernetes, et s’allient régulièrement face aux régulateurs pour défendre leurs intérêts communs. Ils comprennent que leur force réside autant dans leur excellence individuelle que dans la puissance de leur écosystème collectif.
Gaia-X : une promesse diluée par les hyperscalers américains
Face à ces échecs répétés, l’initiative Gaia-X semblait enfin proposer une approche radicalement différente et prometteuse. Plutôt que de tenter de construire une infrastructure concurrente aux hyperscalers américains, Gaia-X se concentre sur la création d’un cadre d’interopérabilité et de standards ouverts. Cette approche logicielle permet de garantir la portabilité des données et des applications entre différents fournisseurs cloud, d’assurer l’interopérabilité entre différentes plateformes, et de définir des standards de souveraineté des données permettant aux entreprises européennes de garder le contrôle sur leurs informations sensibles.
Avec plus de 300 membres, incluant les principaux utilisateurs européens et tous les fournisseurs de services cloud importants, Gaia-X semblait enfin sur la bonne voie. Sa gouvernance était même construite pour répondre aux exigences européennes, limitant le conseil d’administration aux entités ayant leur siège social en Europe.
Mais pourquoi cette initiative n’est-elle pas plus mise en avant au niveau européen ? La réponse est aussi simple que désespérante : le projet a été littéralement « dilué » par l’entrée des géants américains dans l’association. Frank Karlitschek, CEO de NextCloud et membre fondateur de Gaia-X, a même cessé de participer aux réunions, estimant que le projet avait été « sabordé de l’intérieur » par les hyperscalers eux-mêmes.
À cette infiltration s’ajoute une bureaucratie excessive typique des initiatives européennes. Alors que la DARPA américaine fonctionne avec une autonomie décisionnelle presque totale accordée aux équipes, Gaia-X s’est empêtré dans des structures administratives multi-couches qui paralysent toute prise de décision rapide.
Plus inquiétant encore, la vision même du projet s’est transformée. Initialement conçu comme un « hyperscaler virtuel » européen, Gaia-X s’est mué en un simple système de certification et de standards, perdant ainsi une partie de son ambition initiale. Comme l’explique Max Claps, directeur de recherche chez IDC, le projet « s’est rapidement transformé en une initiative internationale moins axée sur la protection de la souveraineté de l’infrastructure numérique européenne, et davantage sur la création de modèles qui deviennent la référence mondiale pour la souveraineté numérique ». Une belle façon de dire que le loup est entré dans la bergerie et a réécrit les règles à son avantage.
Pour que Gaia-X devienne véritablement le fer de lance du cloud souverain européen, il faudrait réaffirmer l’indépendance de sa gouvernance en limitant strictement l’influence des acteurs non-européens, simplifier sa structure en s’inspirant du modèle DARPA, et obtenir un mandat politique fort au plus haut niveau européen. Mais avons-nous encore la volonté politique de défendre notre souveraineté numérique, ou préférons-nous continuer à nous bercer d’illusions en signant des chèques aux géants américains ?
Quand l’État français finance ses propres chaînes de dépendance
Ensuite, une commande publique totalement dysfonctionnelle qui agit comme un verrou systémique contre les solutions françaises. Le problème va bien au-delà de simples préférences : les cahiers des charges sont souvent rédigés de façon à exclure d’emblée les acteurs nationaux, à travers des spécifications techniques qui correspondent exactement aux offres américaines.
Le scandale du Health Data Hub (HDH) en est l’illustration parfaite et mérite qu’on s’y attarde. En 2019, l’État français a décidé de centraliser l’ensemble des données de santé des Français, un patrimoine informationnel d’une valeur stratégique inestimable. Sans appel d’offres public, le projet a été directement attribué à Microsoft Azure. Les justifications avancées par Stéphanie Combes, directrice du HDH, étaient que seul Microsoft pouvait offrir l’échelle nécessaire et les garanties de sécurité requises. Ces arguments ont été vivement contestés par les acteurs français, qui n’ont même pas eu l’opportunité de démontrer leurs capacités. Plus troublant encore : les responsables du projet n’ont jamais expliqué pourquoi une solution hybride, combinant plusieurs fournisseurs français pour atteindre l’échelle requise, n’a pas été envisagée.
Lorsque le Conseil d’État a finalement été saisi sur cette affaire, il a reconnu les risques d’atteinte à la protection des données personnelles, mais n’a ordonné qu’une vague « mise en conformité » sans remettre en question le choix du prestataire. Cette décision a révélé une méconnaissance profonde des enjeux technologiques au plus haut niveau juridictionnel français.
Ce problème est systémique et touche toutes les strates de l’administration. Le code des marchés publics lui-même constitue un obstacle majeur, car il a été conçu pour l’achat de biens matériels et non de services technologiques innovants. Ses critères de sélection privilégient invariablement les solutions établies au détriment des innovations de rupture. Par exemple:
- L’exigence de références similaires sur des projets antérieurs, ce qui favorise mécaniquement les acteurs historiques
- Les critères financiers qui imposent souvent un chiffre d’affaires minimal équivalent à plusieurs fois la valeur du marché
- L’obligation de démontrer une capacité d’intervention internationale, critère impossible à satisfaire pour des startups françaises en phase de croissance
- Des cycles de décision excessivement longs (12 à 18 mois) qui exigent une trésorerie que seuls les grands groupes peuvent supporter
La DINUM (Direction Interministérielle du Numérique), censée orienter la stratégie numérique de l’État, contribue paradoxalement au problème en développant ses propres solutions cloud plutôt que de soutenir l’écosystème privé français. Cette concurrence déloyale de l’État envers ses propres entreprises crée une confusion supplémentaire et fragmente encore davantage les efforts nationaux.
Les conséquences sont désastreuses à plusieurs niveaux. D’abord, une perte de souveraineté sur des données critiques, comme l’a montré l’invalidation du Privacy Shield en juillet 2020 par la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui a rendu techniquement illégal l’hébergement de données françaises sur des clouds américains soumis au CLOUD Act. Ensuite, un cercle vicieux où les acteurs français, privés de marchés publics structurants, peinent à atteindre la taille critique qui leur permettrait précisément de répondre aux exigences des appels d’offres.
Des alternatives existent pourtant. Le Small Business Act américain réserve une part des marchés publics aux PME innovantes. Le Royaume-Uni a mis en place un système de « marchés publics ouverts par défaut » où les spécifications techniques sont élaborées en concertation avec l’écosystème local. L’Allemagne, quant à elle, a développé une approche modulaire permettant de combiner plusieurs fournisseurs sur un même projet, facilitant ainsi l’intégration d’acteurs spécialisés de taille modeste.
La réforme nécessaire est profonde et urgente. Elle impliquerait non seulement une refonte du code des marchés publics, mais aussi une formation des acheteurs publics aux enjeux stratégiques du numérique, et la mise en place d’incitations concrètes pour favoriser les solutions souveraines.
Face à ces obstacles, les clouds français doivent en plus affronter un lobbying intensif et permanent des géants américains, dont on peut facilement mesurer l’influence lors des conférences du secteur.
L’absurdité financière de notre sous-investissement
L’absurdité financière de notre sous-investissement est d’autant plus flagrante lorsqu’on mesure l’écart avec nos concurrents. L’écart d’investissement entre l’UE et les États-Unis dans les TIC et le cloud atteint 1,36 trillion de dollars. Plus révélateur encore, les startups américaines ont levé 190 milliards de dollars en 2024 (+25%), contre seulement 7,8 milliards d’euros pour les startups françaises (-7%). Dans l’IA spécifiquement, les startups américaines ont levé 38 milliards de dollars en 2024 contre seulement 4,1 milliards pour toutes les startups européennes combinées. Face à de tels écarts, comment s’étonner de notre retard ?
Le modèle DARPA sans l’innovation, mais avec de la bureaucratie
Face à ces échecs répétés, quel modèle pourrait inspirer une renaissance numérique française ? La réponse existe pourtant depuis plus de 60 ans : la DARPA américaine. Créée en 1958 par le département de la Défense, cette agence a révolutionné notre monde en finançant les technologies qui ont donné naissance à Internet, au GPS, et même aux véhicules autonomes. Mais ce n’est pas tant ses succès que sa méthode qui devrait nous inspirer.
La philosophie de la DARPA repose sur un principe radical : l’échec planifié. L’agence finance délibérément des projets « moonshot » avec un taux d’échec assumé de 80%. Plus révélateur encore : lorsque ce taux diminue, les dirigeants s’inquiètent – non pas de gaspiller l’argent public, mais de ne pas prendre suffisamment de risques ! Cette culture de l’audace s’appuie sur trois piliers : confier les projets à des experts techniques et non à des gestionnaires, limiter leur durée (généralement 4 ans) pour maintenir l’urgence, et accorder une autonomie décisionnelle presque totale aux équipes.
L’Europe a tenté de s’inspirer de ce modèle en créant JEDI (Joint European Disruptive Initiative). Sur le papier, l’ambition était louable : stimuler l’innovation de rupture dans des secteurs stratégiques comme le climat, la santé et le numérique pour concurrencer les États-Unis et la Chine. Mais la copie s’est transformée en caricature.
Là où la DARPA embrasse le risque et l’autonomie, JEDI s’est empêtré dans le carcan bureaucratique typiquement européen : processus de sélection interminables, gouvernance multi-couches rendant impossible toute décision rapide, et budgets dispersés en saupoudrage inefficace. Au lieu d’être un accélérateur d’innovation, JEDI est devenu un exemple supplémentaire de notre incapacité à traduire les bonnes idées en actions concrètes – une machine administrative de plus qui produit davantage de rapports que de technologies disruptives.
Nous avons étudié le modèle DARPA, nous l’avons admiré, puis nous avons fait exactement l’inverse de ce qui a fait son succès. Notre version européenne illustre parfaitement ce que le physicien Richard Feynman appelait « cargo cult science » : nous avons reproduit les formes extérieures sans comprendre les mécanismes profonds qui génèrent les résultats.
Spectateur de notre propre révolution manquée
Le rapport Villani, publié en 2018, aurait dû être notre coup d’éclat dans la course mondiale à l’intelligence artificielle. Ce document visionnaire proposait une stratégie nationale ambitieuse et cohérente : investissements massifs dans la recherche, refonte de notre système éducatif, et concentration des efforts sur quatre secteurs stratégiques, santé, environnement, transports et défense. Avec seulement 200 millions d’euros par an, une goutte d’eau dans le budget de l’État, nous aurions pu poser les jalons d’un écosystème d’IA français de premier plan.
Mais qu’avons-nous fait de ce rapport ? Nous l’avons célébré, applaudi, puis soigneusement rangé sur une étagère où il continue de prendre la poussière. Pendant ce temps, les États-Unis investissaient massivement, la Chine déployait sa stratégie nationale, et même des pays comme Israël ou la Corée du Sud prenaient des initiatives audacieuses. Nous sommes restés sur le quai, regardant passer le train de l’innovation sans jamais monter à bord.
L’ironie est cruelle : pendant que nous hésitions à investir 200 millions d’euros annuels, OpenAI levait des milliards de dollars et révolutionnait le secteur avec ChatGPT. Des talents français participaient à cette révolution, mais sous pavillon américain. Aujourd’hui, nous nous émerveillons devant ces avancées comme si elles étaient le fruit d’une magie inaccessible, alors même que nous avions entre les mains la recette pour créer notre propre « FrenchAI » deux ans avant l’émergence d’OpenAI.
Cette paralysie face à l’action, cette incapacité chronique à transformer les rapports en réalisations concrètes, illustre parfaitement notre malaise technologique. Nous excellons dans le diagnostic, les analyses du rapport Villani étaient brillantes, mais nous semblons allergiques au traitement. Comme si nous préférions rester indéfiniment dans la salle d’attente plutôt que d’affronter l’opération qui pourrait nous guérir.
Notre histoire récente en IA est celle d’un rendez-vous manqué avec l’Histoire, d’une occasion en or transformée en regrets éternels, d’un potentiel gaspillé par manque d’audace politique et de vision industrielle. Pendant que d’autres construisaient l’avenir, nous avons continué à débattre de sa pertinence.
Le syndrome du « Not Invented Here » à l’envers
Nous souffrons d’un syndrome étrange : alors que la Silicon Valley rejette parfois les solutions externes par orgueil, la France rejette systématiquement ses propres innovations par complexe d’infériorité. Un paradoxe absurde quand on observe la présence massive de Français dans les grands projets d’IA mondiaux. Nos normaliens et polytechniciens sont partout, chez Google, Meta, OpenAI, sauf aux commandes de nos propres projets stratégiques. Cette défiance pathologique envers notre propre technologie n’est pas naturelle, mais le fruit d’un soft power américain parfaitement orchestré depuis l’après-guerre.
Ce malaise français trouve ses racines loin dans notre histoire. Peu le savent, mais en échange de l’aide du plan Marshall (programme d’aide économique américain lancé en 1947 pour reconstruire l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, injectant environ 13 milliards de dollars sur quatre ans (1948-1952) pour stimuler la reprise économique et contrer l’influence soviétique), les pays européens ont dû accepter des conditions économiques et culturelles, notamment l’ouverture de leurs marchés aux films américains. Une stratégie de soft power d’une efficacité redoutable qui a progressivement instillé l’idée que la technologie ne pouvait être qu’américaine.
Ce complexe d’infériorité technologique est pourtant d’une absurdité flagrante quand on observe la présence massive de Français dans les grands projets d’intelligence artificielle mondiaux. Normaliens, polytechniciens, nos cerveaux brillants sont partout, optimisant les algorithmes de Google, dirigeant la recherche chez DeepMind, concevant l’architecture d’OpenAI, partout sauf aux commandes de nos propres projets stratégiques. La France présente un paradoxe saisissant : nous formons des ingénieurs d’élite qui révolutionnent la technologie mondiale, mais confions la gouvernance de nos projets numériques nationaux à des énarques et hauts fonctionnaires formés à l’administration, non à l’innovation. Là où la Silicon Valley place des PhD en intelligence artificielle à la tête de projets transformateurs, nous nommons des diplômés de Sciences Po et de l’ENA pour diriger notre stratégie numérique.
Cette dissonance cognitive institutionnalisée explique largement nos échecs répétés. Un projet technologique dirigé par quelqu’un qui n’a jamais écrit une ligne de code ressemble à un orchestre dirigé par quelqu’un qui n’a jamais joué d’instrument : techniquement possible, mais rarement harmonieux. Nos élites administratives, brillantes dans leur domaine, se retrouvent à piloter des transformations dont elles ne maîtrisent ni les fondements ni le langage, avec prévisiblement des résultats catastrophiques.
Plus révélateur encore : quand un polytechnicien français crée une startup innovante, il se voit souvent imposer un « CEO business » par ses investisseurs, souvent issu des mêmes grandes écoles de commerce et d’administration. La France préfère systématiquement la gouvernance administrative à l’expertise technique, même quand l’histoire récente démontre l’échec de cette approche. Nous continuons à appliquer les recettes d’une ère industrielle révolue à l’économie de la connaissance. Un schéma qui se répète avec une régularité déconcertante.
▪️▪️ POINTS CLÉS ▪️▪️
Trois obstacles majeurs paralysent notre souveraineté numérique: 1) Une confusion persistante entre infrastructure et logiciel, qui conduit à des investissements mal ciblés; 2) Une incapacité chronique des acteurs français à collaborer efficacement, contrairement aux géants américains qui savent s’allier sur les sujets stratégiques; 3) Une commande publique dysfonctionnelle qui favorise systématiquement les solutions étrangères au détriment des innovations françaises. Ces blocages ne sont pas techniques, mais organisationnels et culturels.
Un modèle de facturation opaque qui piège les entreprises
Le mythe du cloud américain moins cher est particulièrement tenace. En réalité, la différence de prix entre une milliseconde de calcul chez OVH et chez Amazon peut atteindre un facteur de 8 ou 9. Des comparaisons précises le confirment : OVHcloud propose des tarifs de stockage deux fois moins chers (0,002€/Go contre $0,004/Go pour AWS), tandis que Scaleway offre des petites instances virtuelles à $10,83/mois contre $20,49/mois chez Google Cloud. Paradoxalement, les services cloud publics en Europe sont en moyenne 7-19% plus chers qu’aux États-Unis, un surcoût qui s’explique notamment par la surfacturation pratiquée par les géants américains sur le marché européen.
La différence de prix entre services cloud français et américains s’explique par une philosophie de facturation radicalement opposée. Imaginez deux restaurants : le premier vous fait payer pour la taille de la table que vous réservez (approche française), le second vous facture chaque bouchée consommée, chaque minute passée, et ajoute des frais si vous parlez trop fort (approche américaine).
Les hébergeurs français ont adopté un modèle de tarification simple et prévisible : ils facturent principalement la capacité réservée, ce que l’on pourrait appeler « la taille du tuyau ». Vous payez pour une certaine puissance de calcul et un espace de stockage définis, que vous les utilisiez complètement ou non. Cette approche permet aux entreprises de budgétiser précisément leurs dépenses cloud sur l’année, sans mauvaises surprises.
À l’inverse, les géants américains comme AWS ont développé un modèle bien plus complexe qui facture chaque aspect de l’utilisation : le volume de données qui circule, le nombre d’appels API, le temps de calcul consommé, les opérations d’entrée/sortie, et même parfois le support technique. Si cette approche peut sembler plus juste en théorie (« vous ne payez que ce que vous consommez »), elle rend en pratique toute prévision budgétaire quasiment impossible.
Cette différence fondamentale crée un paradoxe déconcertant : lors de mes entretiens avec des directeurs informatiques, ils citent fréquemment les « économies » comme raison principale pour choisir AWS ou Azure. Pourtant, ces mêmes responsables admettent souvent, quelques verres aidant, avoir subi des dépassements budgétaires de 30 à 50% par rapport aux estimations initiales. La facture finale s’avère presque toujours significativement plus élevée que prévue, et bien supérieure aux propositions des acteurs français.
Les hébergeurs français persistent dans leur modèle de facturation transparent par conviction autant que par stratégie : ils considèrent qu’un web accessible, prévisible et sans surprises favorise l’innovation et la démocratisation des technologies cloud. Cette vision, bien que vertueuse, peine à contrer le marketing sophistiqué des géants américains qui vantent des prix d’entrée artificiellement bas, sachant pertinemment que les coûts exploseront avec l’usage réel.
C’est comme si nous avions collectivement succombé à un mirage économique, attirés par la promesse d’eau fraîche dans le désert, pour découvrir trop tard qu’il s’agissait d’une mer salée facturée à la gorgée.
Une approche logicielle du cloud souverain permettrait de développer des outils de gestion et d’optimisation des coûts spécifiquement adaptés au contexte européen, de créer des interfaces standardisées permettant de comparer facilement les offres des différents fournisseurs, et de mettre en place des mécanismes de contrôle et de limitation automatique des dépenses. Ces outils donneraient aux entreprises européennes les moyens de faire des choix éclairés, basés sur le coût réel et total de possession, plutôt que sur des promesses marketing trompeuses.
L’approche logicielle, clé de la souveraineté retrouvée
Si nous voulons véritablement retrouver notre souveraineté numérique, nous devons cesser de confondre le cloud avec l’infrastructure et comprendre qu’il s’agit avant tout d’une question logicielle. Cette erreur d’approche a conduit à des échecs répétés et à une dépendance croissante vis-à-vis des géants américains.
La souveraineté logicielle et l’interopérabilité normalisée
Le concept de souveraineté logicielle constitue l’un des trois piliers essentiels du cloud souverain : « Les services cloud doivent pouvoir être utilisés, quel que soit le fournisseur. Ainsi, la migration vers une autre infrastructure doit être facilitée et surtout possible. »
Cette approche permet de briser les mécanismes de verrouillage (lock-in) mis en place par les géants américains, qui rendent extrêmement coûteux et complexe le changement de fournisseur. En se concentrant sur la couche logicielle et en imposant des standards d’interopérabilité, l’Europe peut retrouver son indépendance technologique sans nécessairement posséder l’infrastructure sous-jacente.
L’interopérabilité est la clé de voûte d’un écosystème cloud souverain européen. Pour la garantir, l’Europe doit imposer des normes strictes, en s’inspirant du modèle des API REST (REpresentational State Transfer) qui a révolutionné le développement web.
Une avancée majeure dans cette direction est la récente création de la SECA (Sovereign European Cloud API), une initiative lancée en mars 2025 par les fournisseurs européens Aruba et IONOS, en collaboration avec la place de marché cloud Dynamo. Cette API souveraine européenne vise spécifiquement à permettre aux différents fournisseurs cloud européens d’offrir à leurs clients la possibilité d’exécuter des applications et des charges de travail sur différents clouds, à éliminer le problème de verrouillage des fournisseurs, et à rester conforme aux règles européennes sur la souveraineté des données, l’IA et la protection des données.
Comme l’explique Achim Weiss, PDG d’IONOS : « L’IA et le Cloud transforment l’économie mondiale, et l’Europe ne peut pas se permettre d’être laissée pour compte. L’Europe a besoin d’un écosystème numérique fort et souverain. SECA est une étape cruciale dans la construction d’une infrastructure numérique sécurisée, indépendante et pérenne – une infrastructure qui maintient l’Europe forte, compétitive et en contrôle. »
Une feuille de route européenne concrète, pas une simple déclaration d’intention
La concrétisation de cette souveraineté logicielle passe par des actions précises et mesurables, pas par de nouvelles commissions ou de vagues rapports. Nous devons briser le cycle infernal des constats sans action.
- Première étape : imposer l’open source comme fondation du cloud souverain. Non pas par idéologie, mais par pragmatisme stratégique. L’Europe doit investir massivement – au moins 2 milliards d’euros sur 5 ans – dans les briques logicielles critiques que sont les systèmes de virtualisation, d’orchestration de conteneurs et de stockage distribué. Ces technologies forment l’épine dorsale de tout cloud moderne. Des projets comme OpenStack, Kubernetes européen ou Ceph montrent que l’excellence technique européenne existe déjà, mais souffre d’un manque de financement chronique face aux milliards injectés par les GAFAM dans leurs alternatives propriétaires.
- Deuxième étape : transformer la contrainte réglementaire en avantage compétitif. Le RGPD a montré la voie. Il est temps d’aller plus loin avec un « Cloud Compatibility Act » européen qui imposerait l’interopérabilité totale entre clouds et interdirait les pratiques de verrouillage techniques. Concrètement, une application développée pour AWS devrait pouvoir fonctionner sans modification majeure sur OVH ou Scaleway. Cette contrainte forcerait les hyperscalers américains à ouvrir leurs technologies ou à perdre progressivement leur emprise sur le marché européen.
- Troisième étape : créer un institut européen du logiciel cloud souverain, dirigé non par des bureaucrates mais par des ingénieurs d’élite recrutés aux conditions du marché international. Cet institut combinerait un modèle DARPA pour le financement de projets innovants et un laboratoire de certification technique qui garantirait le respect des standards d’interopérabilité. Son budget annuel – au moins 500 millions d’euros – serait une goutte d’eau comparée au coût de notre dépendance actuelle, mais un investissement stratégique pour notre future indépendance.
- Quatrième étape : développer une suite d’outils de migration automatisée pour faciliter la transition des systèmes existants vers des solutions souveraines. Ces outils analyseraient automatiquement les dépendances des applications cloud actuelles et proposeraient des chemins de migration vers des alternatives ouvertes. L’expérience de sociétés comme Clever Cloud démontre que cette approche est techniquement réalisable, mais nécessite un effort industriel coordonné que seule une initiative européenne peut porter.
- Cinquième étape : créer un mécanisme européen de protection contre les acquisitions prédatrices. Le cas VMware aurait pu être évité si un fonds européen d’intervention rapide avait existé pour contrer l’offre de Broadcom. Pour chaque technologie cloud stratégique développée en Europe, nous devons pouvoir mobiliser en quelques semaines les capitaux nécessaires pour éviter son passage sous contrôle étranger. Ce mécanisme hybride public-privé pourrait s’inspirer du modèle du Fonds stratégique d’investissement, mais avec une réactivité accrue et un mandat spécifiquement centré sur les technologies cloud.
Cette approche impliquerait un changement radical dans notre façon d’aborder les projets numériques stratégiques. Finis les grands plans quinquennaux sans résultats concrets. Place à une méthode agile, où chaque euro investi doit produire des résultats mesurables dans les 12 mois. Chaque projet serait évalué non sur ses intentions, mais sur sa contribution effective à réduire notre dépendance technologique, avec des objectifs chiffrés de diminution du taux de pénétration des hyperscalers américains sur le marché européen.
L’affaire VMware nous a brutalement réveillés. Elle pourrait être la dernière sonnette d’alarme avant l’effondrement, ou le catalyseur d’une renaissance numérique européenne. La différence réside dans notre capacité à transformer cette prise de conscience en actions concrètes et immédiates.
▪️▪️ POINTS CLÉS ▪️▪️
La souveraineté numérique européenne passe par une approche fondamentalement logicielle, articulée autour de cinq axes: 1) L’adoption massive de l’open source comme fondation technique; 2) La transformation des contraintes réglementaires en avantages compétitifs; 3) La création d’un institut européen du logiciel cloud dirigé par des experts techniques; 4) Le développement d’outils de migration automatisée; 5) Un mécanisme européen de protection contre les acquisitions prédatrices. Cette approche nécessite moins d’investissements financiers qu’une stratégie d’infrastructure, mais exige une rupture radicale avec nos méthodes actuelles.
Optimisation énergétique par le logiciel
L’efficience énergétique représente un avantage compétitif majeur pour l’Europe dans le domaine du cloud. Des entreprises comme OVH ont développé des systèmes de refroidissement des serveurs plus efficaces que ceux d’Amazon. Mais au-delà de l’infrastructure, c’est surtout au niveau logiciel que les plus grandes économies d’énergie peuvent être réalisées.
Exemples concrets d’optimisation énergétique par le logiciel
Le partenariat annoncé en avril 2025 entre Energisme, plateforme d’intelligence énergétique, et NumSpot, acteur du cloud souverain français, illustre parfaitement comment l’approche logicielle peut générer des économies d’énergie significatives. Cette collaboration vise à proposer des services d’optimisation de la consommation énergétique dans un environnement cloud souverain qualifié SecNumCloud. Comme l’explique Thierry Chambon, Directeur Général d’Energisme : « Ce partenariat avec NumSpot est une étape décisive dans notre quête d’une transition énergétique intelligente et sécurisée. Ensemble, nous créons un environnement où les entreprises peuvent exploiter pleinement le potentiel de leurs données énergétiques dans un cadre souverain, hébergement et computing, totalement protégé. »
Ce partenariat permet l’analyse en temps réel des consommations énergétiques des infrastructures cloud, l’optimisation automatique des ressources en fonction des besoins réels, et la prédiction des pics de consommation pour anticiper et répartir la charge.
Des entreprises européennes comme Qarnot Computing ont développé des algorithmes sophistiqués qui permettent de répartir les charges de calcul en fonction du mix énergétique disponible. Concrètement, ces solutions logicielles peuvent déplacer automatiquement les charges de travail non urgentes vers les périodes où l’électricité est la plus décarbonée, répartir géographiquement les calculs en fonction des sources d’énergie disponibles (par exemple, privilégier les centres de données nordiques alimentés par l’hydroélectricité pendant les périodes de faible production solaire), et adapter dynamiquement la puissance de calcul allouée en fonction de l’urgence des tâches et du coût énergétique.
Les technologies de conteneurisation européennes, comme celles développées par Clever Cloud, permettent une utilisation beaucoup plus efficiente des ressources matérielles, avec une densité accrue des charges de travail sur un même serveur physique, le démarrage et l’arrêt automatiques des instances en fonction des besoins, et l’allocation dynamique des ressources pour éviter le surdimensionnement.
Des startups européennes comme Submer ou Asperitas ont développé des solutions logicielles qui optimisent en temps réel les systèmes de refroidissement par immersion, avec un ajustement continu des paramètres de refroidissement en fonction de la charge, une prédiction des besoins de refroidissement basée sur l’analyse des workloads, et une récupération intelligente de la chaleur pour d’autres usages comme le chauffage urbain ou les serres agricoles.
Le Green Coding
Au-delà de l’optimisation des infrastructures, une approche centrée sur le « Green Coding » (codage écologique) permettrait de réduire considérablement l’empreinte énergétique des applications cloud européennes. Cette approche consiste à repenser fondamentalement les méthodes de développement et les algorithmes pour minimiser la consommation d’énergie.
Les algorithmes traditionnels ont souvent été conçus en privilégiant la vitesse d’exécution sans considération pour l’efficacité énergétique. Des recherches menées par des universités européennes comme l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne ont démontré qu’une refonte des algorithmes fondamentaux peut réduire la consommation énergétique de 30 à 70%. Cela passe par le remplacement des algorithmes de tri classiques (quicksort, mergesort) par des variantes optimisées pour la consommation énergétique, l’utilisation d’algorithmes de compression adaptés à la nature des données plutôt que des solutions génériques, et l’implémentation d’algorithmes de routage réseau qui minimisent les sauts et optimisent les chemins en fonction de l’efficacité énergétique des équipements.
Des pratiques de développement spécifiques peuvent également réduire significativement la consommation énergétique : réduction des opérations de lecture/écriture en mémoire, qui sont particulièrement énergivores, optimisation des structures de données pour minimiser l’empreinte mémoire, utilisation de techniques de mise en cache intelligentes qui réduisent les calculs redondants, et adoption de la programmation fonctionnelle qui favorise l’immutabilité et réduit les effets de bord coûteux en ressources.
L’Europe pourrait développer et promouvoir des frameworks spécifiquement conçus pour minimiser l’empreinte énergétique, comme des bibliothèques d’IA optimisées pour réduire la consommation énergétique des modèles (à l’image d’EcoLLM, une initiative française qui réduit de 30 à 50% l’empreinte carbone des grands modèles de langage), des frameworks web qui minimisent les transferts de données et optimisent le rendu côté client, et des outils de développement qui intègrent des métriques d’efficacité énergétique dans le cycle de développement.
Des outils d’optimisation spécifiques pourraient transformer automatiquement le code existant pour le rendre plus efficace énergétiquement, avec des compilateurs intelligents qui génèrent du code machine optimisé pour la consommation énergétique plutôt que pour la vitesse pure, des outils d’analyse statique qui identifient les portions de code énergivores, et des systèmes d’optimisation continue qui ajustent le code en fonction des patterns d’utilisation réels.
Un exemple concret est le projet Green Algorithms de l’Université de Cambridge, qui a démontré qu’une simple optimisation des algorithmes de traitement d’images médicales a permis de réduire la consommation énergétique de 83% tout en maintenant la même qualité de résultats. Appliquée à l’échelle du cloud européen, cette approche pourrait générer des économies d’énergie de plusieurs térawattheures par an.
Pour aller plus loin dans l’optimisation énergétique par le logiciel, l’Europe pourrait créer un standard européen de mesure de l’efficacité énergétique du cloud, développer une plateforme européenne de partage des données énergétiques, intégrer les contraintes du réseau électrique, et créer un « passeport énergétique » pour les applications cloud.
Selon les données disponibles, l’adoption d’une approche cloud optimisée peut réduire l’empreinte carbone des services informatiques de 30 à 90% par rapport aux infrastructures traditionnelles. En développant des solutions logicielles spécifiquement conçues pour optimiser l’utilisation des ressources, l’Europe pourrait non seulement réduire ses coûts énergétiques mais aussi se positionner comme leader mondial du cloud écoresponsable.
Mutualisation des ressources pour des économies d’échelle considérables
L’un des avantages majeurs du cloud est la mutualisation des ressources. Cependant, cette mutualisation n’est efficace que si elle est orchestrée par une couche logicielle intelligente. Une approche logicielle du cloud souverain permettrait de réaliser des économies considérables à plusieurs niveaux.
Exemples concrets d’économies réalisables
Selon une étude du Cigref (Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises), la mutualisation des ressources de stockage et de calcul dans un cloud souverain pourrait générer des économies d’échelle de 30 à 45% par rapport à des infrastructures isolées. Concrètement, un centre de données mutualisé entre plusieurs administrations publiques européennes pourrait réduire les coûts d’infrastructure de 42% par rapport à des centres de données séparés. La consolidation des serveurs via la virtualisation permet d’atteindre des taux d’utilisation de 60-70% contre 15-20% pour des serveurs dédiés, multipliant par 3 à 4 l’efficacité des investissements. Le partage des coûts de maintenance et de sécurité entre plusieurs entités réduit les dépenses opérationnelles de 35% en moyenne.
La mutualisation permet également de négocier des contrats de licence plus avantageux. L’achat groupé de licences pour des administrations publiques européennes a permis des économies documentées de 25 à 40% dans des projets pilotes. Le développement de solutions open source mutualisées élimine complètement les coûts de licence, avec des économies potentielles de 60 à 80 millions d’euros par an pour les seules administrations françaises. Les modèles de facturation à l’usage permettent d’optimiser les coûts en fonction des besoins réels, avec des économies moyennes de 22% par rapport aux licences perpétuelles.
La mutualisation optimise également l’utilisation des ressources et réduit la consommation énergétique. Les centres de données mutualisés modernes atteignent un PUE (Power Usage Effectiveness) de 1,1 à 1,2, contre 2,0 à 2,5 pour des infrastructures isolées, soit une réduction de 50 à 60% de la consommation énergétique. L’optimisation de la charge de travail entre différents centres de données européens en fonction des conditions climatiques et du mix énergétique local peut réduire l’empreinte carbone de 40%. La récupération de chaleur à grande échelle devient économiquement viable, avec des projets comme celui de Stockholm Data Parks qui réutilise la chaleur des centres de données pour chauffer 10% des foyers de la ville.
La mutualisation permet aussi de partager les compétences rares et coûteuses. Une équipe de sécurité mutualisée entre plusieurs organisations peut réduire les coûts de 30 à 50% tout en améliorant le niveau de protection. Les équipes d’exploitation mutualisées peuvent gérer 3 à 4 fois plus de serveurs qu’une équipe dédiée à une seule organisation. Le partage des compétences spécialisées (IA, big data, DevOps) permet aux petites structures d’accéder à des expertises autrement inaccessibles.
Enfin, la mutualisation des efforts de mise en conformité réglementaire génère des économies significatives. Le développement de solutions pré-certifiées RGPD ou SecNumCloud réduit les coûts de mise en conformité de 60 à 70% pour chaque organisation. Les audits de sécurité mutualisés réduisent les coûts de 40 à 50% par organisation. La veille réglementaire partagée permet d’anticiper les évolutions et de réduire les coûts d’adaptation.
Un exemple concret est le projet MarioNUM, un cloud éducatif mutualisé pour les universités françaises, qui a permis de réduire les coûts d’infrastructure de 38%, les coûts de licence de 45%, et la consommation énergétique de 52% par rapport aux solutions individuelles précédemment utilisées par chaque établissement.
Pour maximiser ces économies, une approche logicielle du cloud souverain permettrait de développer des algorithmes d’allocation des ressources plus efficaces, adaptés aux patterns d’utilisation européens, de créer des mécanismes de partage des ressources entre différentes administrations et entreprises publiques, et de mettre en place des systèmes de priorisation intelligente des charges de travail en fonction de leur importance stratégique.
Et si nous prenions exemple sur un « Euro numérique du cloud »
À l’instar de la monnaie unique qui a transformé l’économie européenne, pourrait-on imaginer un « Euro numérique du cloud » qui unifierait l’approche européenne et créerait une alternative crédible à l’hégémonie américaine ? Cette analogie est particulièrement pertinente et pourrait constituer un axe de rupture majeur.
Les parallèles entre l’Euro monétaire et un potentiel « Euro numérique du cloud »
L’Euro a été créé pour renforcer l’intégration économique européenne et offrir une alternative au dollar américain. De la même manière, un « Euro numérique du cloud » pourrait viser à unifier le marché numérique européen, offrir une alternative aux solutions américaines dominantes, renforcer la souveraineté européenne, et créer un cadre de gouvernance commun.
Tout comme l’Euro a supprimé les frictions liées aux changes entre monnaies nationales, un standard cloud européen éliminerait les barrières techniques entre les différents fournisseurs cloud nationaux. Cette unification permettrait la création d’un véritable marché unique du cloud avec plus de 450 millions d’utilisateurs potentiels, l’élimination des coûts de transaction liés au passage d’un fournisseur à un autre, et la standardisation des interfaces et des protocoles, facilitant l’interopérabilité.
L’Euro est aujourd’hui la deuxième monnaie de réserve mondiale après le dollar. Un cloud européen standardisé pourrait devenir une alternative crédible aux hyperscalers américains. Cette alternative répondrait aux besoins spécifiques des entreprises et administrations européennes, offrirait des garanties de souveraineté et de protection des données impossibles à obtenir avec les fournisseurs américains, et créerait un écosystème d’innovation adapté aux valeurs et aux priorités européennes.
L’Euro a donné à l’Europe une plus grande autonomie monétaire. Un cloud souverain donnerait à l’Europe une plus grande autonomie numérique. Cette souveraineté se traduirait par une indépendance vis-à-vis des lois extraterritoriales comme le Cloud Act, une protection contre les sanctions économiques qui pourraient cibler l’accès aux services numériques, et un contrôle sur les infrastructures critiques et les données stratégiques.
La Banque Centrale Européenne supervise l’Euro. Une « Autorité Européenne du Cloud » pourrait superviser les standards et la conformité du cloud européen. Cette gouvernance établirait des règles communes pour tous les acteurs du marché, garantirait l’équité et la transparence dans l’accès aux ressources, et assurerait la stabilité et la résilience de l’écosystème cloud européen.
Tout comme l’Euro incarne certaines valeurs européennes dans sa conception même, un cloud européen pourrait incarner les valeurs de protection de la vie privée, de transparence et d’équité qui sont au cœur du projet européen. Ce modèle placerait la protection des données personnelles au centre de sa conception, favoriserait la transparence algorithmique et l’explicabilité des systèmes, et intégrerait des considérations éthiques et environnementales dès la conception.
L’Euro a contribué à renforcer la position économique de l’Europe sur la scène mondiale. Un cloud européen pourrait stimuler l’innovation technologique et renforcer la compétitivité des entreprises européennes. Cette stimulation créerait un terrain fertile pour l’émergence de champions technologiques européens, favoriserait le développement de solutions adaptées aux spécificités des industries européennes, et permettrait de retenir en Europe la valeur ajoutée générée par l’économie numérique.
L’analogie avec l’Euro est d’autant plus pertinente que, comme l’explique Max Kretschmer, attaché de presse à Finance Watch : « L’euro numérique n’est plus juste un potentiel nouveau mode de paiement. Il devient de plus en plus crucial pour l’autonomie stratégique de l’Europe. » De la même façon, un « Euro numérique du cloud » ne serait pas simplement une alternative technique, mais un élément crucial de l’autonomie stratégique européenne dans le domaine numérique.
Les conditions de réussite d’un « Euro numérique du cloud »
Pour réussir, cette initiative nécessiterait une gouvernance adaptée, inspirée à la fois de la BCE pour l’Euro et des organismes de standardisation du web comme le W3C.
Au niveau technique, un « European Cloud Standards Board » réunirait des experts reconnus, indépendants des intérêts commerciaux immédiats, chargés de définir et faire évoluer les standards. Ce conseil ne serait pas composé de représentants nationaux ou d’experts théoriques, mais d’ingénieurs ayant prouvé leur excellence dans la création et l’exploitation de technologies cloud. Sa légitimité viendrait de son expertise technique incontestable, pas de son poids politique.
Au niveau stratégique, une « Autorité Européenne du Cloud » (AEC), dotée d’un véritable pouvoir décisionnel et d’un budget conséquent (1 milliard d’euros annuel minimum), piloterait le déploiement de la stratégie. Cette autorité aurait trois missions :
- Financer les projets d’innovation stratégiques dans le domaine du cloud souverain
- Coordonner la migration progressive des administrations vers les solutions certifiées
- Garantir le respect des standards et certifications par l’ensemble des acteurs
Au niveau politique, un « Conseil Européen de Souveraineté Numérique » réunissant les chefs d’État et de gouvernement définirait les orientations stratégiques et arbitrerait les questions sensibles liées à l’indépendance technologique. Ce conseil se réunirait au moins deux fois par an, témoignant de l’importance accordée à ce sujet au plus haut niveau.
Des mécanismes de soutien et d’incitation à l’adoption
Pour accélérer l’adoption de ce standard, plusieurs leviers pourraient être actionnés :
- Un fonds de transition numérique de 10 milliards d’euros sur 5 ans financerait les projets de migration des administrations et entreprises vers les solutions souveraines. Ce fonds couvrirait jusqu’à 70% des coûts de migration pour les PME et 50% pour les grandes entreprises, réduisant considérablement la barrière financière à l’entrée.
- Un programme de formation massif viserait à certifier 100 000 experts en technologies cloud souveraines d’ici 2030. Ce programme associerait universités, écoles d’ingénieurs et centres de formation professionnelle pour créer un vivier de compétences adapté aux besoins du marché.
- Des avantages fiscaux ciblés encourageraient l’adoption précoce des solutions souveraines, avec un crédit d’impôt « Souveraineté Numérique » couvrant jusqu’à 30% des dépenses liées à la migration vers des solutions certifiées.
- Un mécanisme d’ajustement aux frontières numériques appliquerait progressivement une taxation supplémentaire aux services cloud ne respectant pas les standards européens, sur le modèle de ce qui est envisagé pour les produits ne respectant pas nos normes environnementales.
L’analogie avec l’Euro est d’autant plus pertinente que, comme l’explique Max Kretschmer, attaché de presse à Finance Watch : « L’euro numérique n’est plus juste un potentiel nouveau mode de paiement. Il devient de plus en plus crucial pour l’autonomie stratégique de l’Europe. » De la même façon, un « Euro numérique du cloud » ne serait pas simplement une alternative technique, mais un élément crucial de l’autonomie stratégique européenne dans le domaine numérique.
Un calendrier ambitieux mais réaliste
Si l’Europe veut conserver ne serait-ce qu’une chance de retrouver sa souveraineté numérique, elle ne peut plus se permettre les atermoiements habituels. Les consultations interminables, les rapports sans suite et les initiatives diluées ont déjà coûté une décennie cruciale à notre continent. L’heure n’est plus à la conception de nouvelles feuilles de route théoriques, mais à l’implémentation d’une stratégie claire, jalonnée d’étapes concrètes et mesurables.
Un calendrier précis, avec des objectifs contraignants et des responsabilités clairement définies, doit être établi et respecté avec la même rigueur que celle qui a accompagné le déploiement de l’Euro monétaire :
- 2025 : Adoption des standards SECA comme norme européenne officielle, avec la création simultanée d’un comité technique dédié à leur évolution. Cette première étape fondamentale pose le cadre commun indispensable à toute interopérabilité future. Les autorités européennes devront mobiliser l’ensemble des acteurs du secteur pour garantir un consensus technique solide.
- 2026 : Lancement du fonds de transition numérique (10 milliards d’euros) et déploiement du programme de certification pour former 100 000 experts en technologies cloud souveraines. Ces deux initiatives parallèles visent à lever les deux principaux obstacles à l’adoption : le financement et les compétences. Sans cette double impulsion, même les meilleurs standards resteraient lettre morte.
- 2027 : Premières certifications « EU Cloud Compatible » attribuées aux solutions respectant intégralement les normes d’interopérabilité et de souveraineté. Ce label, géré par l’Autorité Européenne du Cloud, deviendra progressivement un prérequis pour accéder aux marchés publics sensibles. Les premiers champions européens certifiés bénéficieront d’une visibilité accrue et d’un accès privilégié aux financements européens.
- 2028 : Obligation pour tous les nouveaux marchés publics européens d’inclure un minimum de 50% de solutions certifiées souveraines. Cette mesure, probablement la plus disruptive du calendrier, obligera l’ensemble de l’écosystème à s’adapter. Pour la première fois, les géants américains devront soit se conformer réellement aux exigences européennes, soit céder du terrain.
- 2029 : Interconnexion effective de tous les clouds certifiés, permettant aux utilisateurs de déplacer leurs données et applications sans friction entre les différents fournisseurs. Cette mobilité sans précédent transformera fondamentalement la dynamique concurrentielle du marché, réduisant drastiquement le pouvoir de verrouillage des hyperscalers dominants.
- 2030 : Lancement officiel de « l’Euro numérique du cloud », marquant l’aboutissement de cinq années d’efforts coordonnés. Cette étape symbolique consacrera l’émergence d’un véritable marché unique du cloud européen, aussi fluide et intégré que l’est devenu notre marché monétaire depuis l’Euro. Les utilisateurs pourront alors naviguer entre différents fournisseurs aussi facilement qu’ils utilisent aujourd’hui différentes banques européennes.
- 2035 : Objectif de 75% des services publics et 50% des services critiques privés hébergés sur des solutions souveraines. Cette ambition de long terme nécessitera un travail constant d’amélioration et d’adaptation des solutions européennes pour maintenir leur compétitivité face aux alternatives étrangères. À ce stade, l’Europe devrait disposer d’un écosystème cloud mature, innovant et résilient.
Chaque année de retard nous coûte des milliards en dépendance technologique et affaiblit irrémédiablement notre position stratégique. L’Euro monétaire a mis plus de 40 ans à se concrétiser, de la création du Serpent monétaire européen en 1972 à l’introduction des billets et pièces en 2002. Nous n’avons pas le luxe de disposer d’un tel délai pour notre souveraineté numérique – dans 10 ans seulement, la dépendance pourrait devenir pratiquement irréversible, tant les coûts de migration augmentent exponentiellement avec le temps.
Ce calendrier n’est pas simplement une formalité administrative, mais la colonne vertébrale d’une stratégie de reconquête. Chaque jalon représente un point de bascule potentiel dans notre relation de dépendance avec les fournisseurs non-européens. Sans cette discipline temporelle, même les meilleures intentions et les financements les plus généreux se disperseront dans le temps, perdant leur effet transformateur.
▪️▪️ POINTS CLÉS ▪️▪️
L' »Euro numérique du cloud » pourrait unifier l’approche européenne comme l’a fait l’Euro pour notre économie. Cette vision s’appuie sur une gouvernance à trois niveaux (technique, stratégique et politique), des mécanismes incitatifs puissants (fonds de transition, formation, avantages fiscaux), et un calendrier ambitieux mais réaliste (2025-2035). Chaque année de retard coûte des milliards à l’Europe et affaiblit irrémédiablement notre position stratégique. Cette approche permettrait à l’Europe de créer un modèle alternatif au duopole américano-chinois, en phase avec nos valeurs de protection des données et notre souci d’efficacité énergétique.
En clair, voulons-nous vraiment d’un cloud souverain ?
Après cette longue autopsie de nos échecs, une question fondamentale s’impose : la France veut-elle réellement d’un cloud souverain ? Non pas en paroles, les discours ne manquent jamais, mais en actes concrets, en choix budgétaires, en courage politique.
Car voilà le paradoxe français : contrairement à la litanie défaitiste que nous entendons depuis une décennie, créer un cloud souverain français compétitif est parfaitement réalisable sur le plan technique. Mieux encore, grâce à l’évolution des technologies open source et à la maturité des outils de développement, cet objectif nécessiterait aujourd’hui beaucoup moins d’investissements qu’il y a dix ans.
Comme nous l’avons vu, la vraie question n’est pas que la France (ou l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ou un autre pays européen) mette en place son propre cloud souverain, mais que l’Europe toute entière se mobilise pour monter un vrai cloud fort et souverain au niveau continental.
L’enjeu dépasse largement le cadre économique ou technologique, il est politique. Dans un monde où le numérique façonne désormais la géopolitique mondiale, où la maîtrise des données conditionne la puissance militaire, l’influence culturelle et la résilience économique, la souveraineté numérique est devenue une question existentielle pour notre continent.
L’approche logicielle du cloud souverain représente une opportunité unique pour l’Europe de retrouver son indépendance technologique tout en réalisant d’importantes économies financières et énergétiques. En se concentrant sur la création d’un écosystème logiciel ouvert, interopérable et respectueux des valeurs européennes, plutôt que sur la construction d’infrastructures concurrentes aux géants américains, l’Europe peut transformer son apparente faiblesse en avantage stratégique.
Cette approche nécessite cependant une rupture profonde avec les logiques actuelles : confier les projets stratégiques à des experts techniques plutôt qu’à des gestionnaires, favoriser la collaboration entre acteurs européens, et repenser fondamentalement notre rapport à la technologie cloud.
La vision d’un « Euro numérique du cloud » pourrait fournir le cadre unificateur nécessaire pour mobiliser les énergies et les ressources à l’échelle du continent, tout comme l’Euro monétaire a transformé le paysage économique européen.
Nous sommes à la croisée des chemins. Soit nous continuons à nous bercer d’illusions en finançant des projets voués à l’échec car mal conçus dès le départ, soit nous prenons enfin conscience que le cloud est avant tout une question logicielle, et que c’est sur ce terrain que nous devons concentrer nos efforts collectifs.
L’Europe a tous les atouts pour réussir : des ingénieurs brillants, des entreprises innovantes, un marché de 450 millions d’utilisateurs, et des valeurs fortes en matière de protection des données et de respect de la vie privée. Ce qui nous manque, ce n’est pas le talent, mais la vision commune et le courage politique pour faire les choix qui s’imposent au niveau européen.
Il est temps de cesser d’être spectateurs de notre propre révolution manquée et de reprendre en main notre destin numérique collectif. L’avenir de la souveraineté européenne en dépend. Non pas celle d’un pays isolé face aux géants américains, mais celle d’un continent uni, conscient de sa force potentielle et déterminé à l’exploiter pleinement.