Le GPS nous corrige avant même que nous réalisions notre erreur. Sa voix synthétique, douce et sûre, nous ramène sur la route avec la tendresse d’une nurse numérique. Le correcteur orthographique polit nos phrases, gomme nos hésitations, remplace le doute par la fluidité. L’assistant de code, lui, complète nos pensées avant qu’elles ne se forment, devinant nos intentions avec une précision troublante. Tout paraît plus simple, plus rapide, plus efficace. Ces outils sont devenus nos majordomes invisibles, réglant les détails de nos vies numériques, effaçant les aspérités, lubrifiant le réel pour qu’il n’oppose plus de résistance. À force de commodité, l’effort disparaît, remplacé par le confort du clic et la certitude du résultat.
Mais derrière cette perfection tranquille, une question s’installe, d’abord ténue, puis insistante : que devient la pensée quand elle se transforme en service ? Quand réfléchir, apprendre, créer ou décider deviennent des prestations, tarifées à la tâche, que reste-t-il de la liberté de penser par soi-même ? Il n’y a pas de révolte, pas de grand effondrement spectaculaire. Seulement un glissement, presque imperceptible : l’humain cesse peu à peu d’être acteur pour devenir spectateur de ses propres automatismes.
Ce basculement, le philosophe Bernard Stiegler l’avait vu venir bien avant l’avènement des intelligences artificielles. Il y lisait le signe d’un processus profond : la prolétarisation des savoirs. Le mot évoque les usines du XIXᵉ siècle, les machines et la suie. Mais il décrit avec une justesse presque douloureuse notre époque connectée : là où la machine dépossédait l’ouvrier de son outil, la technique dépossède aujourd’hui chacun de sa pensée.
Pour Stiegler, cette prolétarisation n’est pas qu’une question d’économie ou de propriété. C’est une dépossession plus intime, presque invisible : la perte de notre capacité à savoir, comprendre et créer par nous-mêmes [1]. Elle ne se mesure pas en capital, mais en conscience. Ce n’est plus seulement l’outil que l’on nous retire, c’est la main qui s’endort, l’esprit qui délègue, le regard qui se détourne.
Et sans bruit, sans heurts, nous laissons la machine penser à notre place.
De la prolétarisation matérielle à la prolétarisation cognitive
Avant que la machine ne pense à notre place, elle a d’abord travaillé à notre place. Pour comprendre ce que Bernard Stiegler appelle la prolétarisation des savoirs, il faut revenir à la première scène de ce long glissement : celle où l’humain, face à sa propre invention, commence à se déposséder de ce qu’il sait.
Chez Karl Marx, la prolétarisation n’est pas qu’un mot d’économie. C’est une histoire, celle d’un basculement : l’artisan, maître de son outil et de son temps, devient prolétaire, ouvrier d’une mécanique qui ne lui appartient plus. Là commence la double dépossession : il perd ses moyens de production (la terre, la machine, l’atelier) puis sa liberté d’action. Ne pouvant plus créer, il vend sa force de travail, et ce faisant, se vend un peu lui-même [2].
Ce que Marx nomme aliénation, c’est cette étrangeté progressive de l’homme à son propre geste. Le travailleur ne reconnaît plus son œuvre, ni même le sens de ce qu’il fait. Son activité est fragmentée, mesurée, répétée, dictée par la cadence des machines et la logique de l’usine. Là où le travail devrait être une expression de soi, il devient marchandise.
Un siècle plus tard, Harry Braverman décrira dans Travail et capital monopoliste le prolongement de cette dépossession : le taylorisme et le fordisme, en décomposant le travail en séquences mécaniques, ont arraché le savoir-faire du corps de l’ouvrier pour le transférer dans les plans du bureau d’études [3]. Ce que la main savait sans le dire devient un schéma, un graphique, un chronomètre. Le geste se vide de sa pensée, l’intelligence se fige dans la machine.
Mais Stiegler ira plus loin. Ce qu’il voit, c’est que cette perte ne s’est pas arrêtée aux portes de l’usine : elle s’est insinuée partout. La prolétarisation n’est plus seulement matérielle, elle devient cognitive. Elle ne touche plus le producteur, mais l’homme tout entier.
Désormais, ce n’est plus seulement la main qui perd son savoir, mais la mémoire, la parole, la pensée. Nous avons appris à déléguer nos gestes, puis nos idées. Et dans cette délégation tranquille, une autre aliénation s’installe, plus douce, plus invisible, mais infiniment plus profonde.
Quand le savoir lui-même est exproprié
Bernard Stiegler reprend l’héritage de Marx, mais il le fait basculer dans une autre dimension. Car la dépossession ne s’arrête pas à l’usine : elle s’étend, silencieusement, à la société tout entière. Ce que les machines ont fait aux mains, les écrans le font désormais aux esprits.
Au XXᵉ siècle, avec la radio, la télévision, puis les technologies numériques, un nouveau type d’aliénation s’installe. La prolétarisation n’épargne plus personne : elle touche le consommateur autant que le producteur. Et elle ne s’attaque plus seulement aux gestes, mais aux savoirs eux-mêmes.
Stiegler parle de prolétarisation généralisée [1]. Pour saisir l’ampleur de ce processus, il faut d’abord comprendre le mécanisme qui le rend possible.
Au cœur de cette dépossession, Stiegler place un mot étrange, presque technique : la grammatisation. C’est le moment où un flux vivant (parole, geste, pensée) se transforme en séquence, en code, en unité reproductible. L’écriture, par exemple, est une grammatisation de la parole : elle décompose la voix en lettres, la rend reproductible, transmissible. La chaîne de montage est une grammatisation du geste. Et aujourd’hui, les algorithmes grammatisent nos comportements : nos clics, nos goûts, nos désirs deviennent des données, décomposées, recomposées, prévisibles.
Derrière ce mot se cache une idée vertigineuse : l’humain s’est toujours construit en extériorisant ses savoirs. Chaque outil, chaque support technique (silex, livre, disque dur) est une rétention tertiaire, pour reprendre le terme de Stiegler emprunté à Leroi-Gourhan [4]. Ce sont nos mémoires artificielles, les prolongements matériels de notre esprit.
Mais quand ces supports ne nous appartiennent plus, quand ils sont contrôlés par des industries qui captent notre attention pour la revendre, le processus s’inverse. Ce qui devait nous individuer nous désindividue. Ce qui devait nous relier nous uniformise. Ce qui devait amplifier notre pensée la remplace.
Nous sommes alors pris dans une étrange mécanique : les outils qui devraient prolonger notre intelligence deviennent des instruments d’amnésie collective. Là où jadis le livre libérait la parole, l’algorithme l’enferme dans la prédiction. Et dans ce glissement, imperceptible mais décisif, le savoir cesse d’être une conquête, il devient un produit dérivé de nos propres traces.
Les trois vagues de la prolétarisation
Il y a d’abord eu la main. Puis la vie. Puis la pensée. Trois vagues, trois fractures. À chaque fois, un pan de notre savoir s’est détaché de nous, s’est figé dans la machine, comme une peau qu’on aurait laissée derrière soi. Bernard Stiegler voyait dans cette lente dépossession la trame cachée de notre modernité : à mesure que la technique progresse, quelque chose en nous s’endort.
- Le producteur et la perte du savoir-faire. La première vague, Marx l’avait déjà sentie venir, comme un grondement au fond des usines. C’est la prolétarisation du savoir-faire. L’artisan, qui savait d’instinct où frapper, quand ajuster, comment sentir la matière, voit son geste décomposé, chronométré, rationalisé. Le taylorisme le transforme en rouage, le fordisme en appendice de la chaîne. Ce que la main savait par le corps devient procédure, protocole, script. Le travailleur ne comprend plus le geste qu’il accomplit. Il exécute, il ne sait plus pourquoi. Marx parlait du « serviteur de la machine ». On pourrait dire aujourd’hui : un humain branché à un système qui pense pour lui. C’est la perte du métier comme langage du monde, la disparition de cette intelligence pratique qui reliait l’homme à la matière.
- Le consommateur et la standardisation du savoir-vivre. Puis vint la deuxième vague, plus silencieuse, plus insidieuse. Celle qui ne frappe pas la main, mais l’esprit. Au milieu du XXᵉ siècle, les machines ne se contentent plus de fabriquer des objets : elles fabriquent des modes de vie. Les industries culturelles inventent une nouvelle usine, sans murs ni fumée : celle de l’attention. La publicité ne vend plus des produits, mais des désirs. Le marketing ne s’adresse plus à notre raison, mais à notre imaginaire. Et peu à peu, ce que nous appelions autrefois le savoir-vivre (cet art de converser, d’éduquer, de transmettre) se délite dans un bruit de fond d’images et de slogans. Les programmes de télévision alignent des millions d’esprits sur les mêmes rythmes, les mêmes récits, les mêmes émotions. Stiegler parle ici de misère symbolique [5] : un appauvrissement du sens, une atrophie de notre capacité à produire nos propres symboles. Nous ne faisons plus communauté autour d’une culture, mais autour d’un flux. Le savoir-vivre, qui devait nous relier, se réduit à un scénario de consommation. Et dans cet univers standardisé, l’individu cesse de s’inventer lui-même.
- Le concepteur et l’atrophie du savoir-théoriser. La troisième vague est la plus redoutable. Elle ne gronde pas : elle murmure. Elle s’insinue dans le silence de nos claviers, dans les interfaces polies de nos écrans. C’est la prolétarisation du savoir-théoriser, celle qui touche la faculté même de penser. Les moteurs de recherche trouvent pour nous. Les systèmes d’aide à la décision décident pour nous. Les intelligences artificielles rédigent, synthétisent, recommandent, prédisent. Ce que nous appelions jugement devient statistique. Le gain de temps est immense, mais à quel prix ? En déléguant à la machine la tâche de raisonner, nous perdons l’habitude du doute. Le geste critique s’émousse. Les études le confirment : beaucoup de cadres, après une erreur, préfèrent confier la prochaine décision à une IA plutôt qu’à eux-mêmes [6]. Nous passons d’une participation active à une surveillance passive, d’un rôle de concepteur à celui de validateur. C’est la prolétarisation de la pensée. Le savoir n’est plus un effort intérieur, mais un service extérieur. Nous ne créons plus nos idées : nous les consommons.
Pourquoi nous choisissons toujours le chemin le plus court
Daniel Kahneman, prix Nobel de psychologie, nous a donné la clé de cette mutation. Selon lui, notre cerveau fonctionne à deux vitesses : le Système 1, rapide et intuitif, et le Système 2, lent et raisonné [13]. Et comme tout organisme vivant, nous choisissons toujours le chemin le plus court. Les technologies numériques parlent au Système 1 : elles flattent notre besoin d’immédiateté. Elles nous offrent la satisfaction sans l’effort, la certitude sans la vérification. Résultat : nous accumulons une dette cognitive. Nous savons plus de choses, mais nous les pensons moins.
L’effet Google l’avait déjà révélé : nous retenons moins bien ce que nous savons pouvoir retrouver [15]. Aujourd’hui, des études montrent que 83 % des utilisateurs d’IA sont incapables de se souvenir du texte qu’ils ont fait générer [16]. La mémoire se dissout dans la machine.
Le confort devient dépendance. Et la paresse, loin d’être un défaut, devient la norme.
Le capitalisme de surveillance et l’industrialisation de la pensée
La troisième vague de prolétarisation, celle du savoir-théoriser, atteint son apogée dans un modèle économique qui a su transformer la pensée elle-même en matière première : le capitalisme de surveillance. Ce capitalisme ne vend plus seulement des objets ou des services, il industrialise nos vies intérieures. Nos émotions, nos doutes, nos élans, deviennent des données. Ce que nous sommes, ce que nous aimons, ce que nous cherchons, tout est enregistré, calculé, valorisé.
L’attention, nouvelle frontière du capital
Dès les années 1990, certains penseurs comme Maurizio Lazzarato et Franco « Bifo » Berardi avaient perçu ce basculement. Ils parlaient déjà d’un travail immatériel : un travail où la productivité dépend de notre capacité à communiquer, à créer, à rester attentifs [7, 8]. C’est ainsi qu’est né le cognitariat, cette nouvelle classe de travailleurs du savoir, condamnée à l’hyper-connexion, noyée sous les flux d’informations, toujours joignable, jamais vraiment présente.
Mais ce que Shoshana Zuboff a mis en lumière, c’est le véritable cœur du système : l’attention n’est plus seulement un bien rare, c’est un territoire à coloniser. Les plateformes ne se contentent pas de capter nos regards ; elles redessinent nos comportements pour les rendre rentables. Elles transforment notre curiosité en ressource, notre distraction en profit.
Dans L’Âge du capitalisme de surveillance, Zuboff décrit un capitalisme d’un genre inédit : un système qui ne se nourrit plus du travail humain, mais de l’expérience humaine [9]. Les géants du numérique (Google, Facebook, Amazon) captent chacune de nos traces : clics, recherches, likes, déplacements, silences mêmes. Ces fragments de nos vies deviennent des données comportementales.
Ces données sont ensuite digérées par des intelligences artificielles, capables de prédire ce que nous ferons demain : ce que nous achèterons, où nous irons, ce que nous penserons peut-être. Ces prédictions, devenues marchandises, sont revendues à d’autres entreprises, sur un gigantesque marché du futur.
Mais cette économie a un prix : pour rendre nos comportements prévisibles, il faut d’abord les standardiser. Les algorithmes ne cherchent pas à nous ouvrir au monde, mais à nous enfermer dans ce que nous sommes déjà. Chaque clic affine notre portrait statistique, chaque recommandation resserre notre horizon. Nous croyons choisir, mais nous sommes guidés.
C’est la misère symbolique décrite par Stiegler : une pauvreté du sens, où les symboles que nous consommons ne nous appartiennent plus. Nous ne participons plus à la création du monde, nous l’absorbons passivement à travers l’écran.
Ce mécanisme de captation-prédiction-standardisation est devenu le modèle dominant de notre époque. Il ne se contente plus d’exploiter notre travail : il exploite notre existence même. Et c’est sur cette infrastructure que vient désormais se greffer l’intelligence artificielle générative, franchissant un seuil supplémentaire.
Quand penser devient un service payant
Avec l’arrivée des intelligences artificielles génératives, ce système franchit une nouvelle étape. Nous ne nous contentons plus d’être observés et prédits : nous déléguons activement notre esprit. Rédiger, analyser, créer, imaginer : autant d’activités qui, hier encore, engageaient notre jugement, et qui peuvent désormais s’acheter comme un service.
Penser devient un abonnement. La créativité, une option premium.
Comme l’a souligné Jaron Lanier, nous nourrissons ces systèmes de nos propres savoirs sans en recevoir la moindre contrepartie [10]. Nos textes, nos images, nos conversations alimentent des modèles qui, en retour, reproduisent nos idées sous forme de produit. Nous contribuons, sans le savoir, à notre propre effacement.
À terme, ce mécanisme pourrait dessiner une société à deux vitesses : d’un côté, une élite capable de comprendre et de concevoir ; de l’autre, une majorité réduite à consommer des services de pensée. Ce qui était un droit (penser, créer, juger) deviendrait un privilège.
Les symptômes sont déjà là. Des études montrent que la dépendance aux GPS atrophie les zones du cerveau liées à l’orientation. Le correcteur orthographique, lui, nous décharge du doute lexical. L’assistant de code complète nos pensées avant qu’elles ne soient pleinement formées. Ces outils, qui ouvraient cet article comme des majordomes bienveillants, révèlent maintenant leur double visage : ils nous soulagent, mais nous amputent. D’autres observent que l’usage intensif d’assistants d’écriture réduit notre capacité à structurer une idée, à argumenter, à nuancer [6]. Nous ne pensons plus nos outils : nous pensons avec eux, puis par eux, jusqu’à ce qu’ils pensent pour nous.
Le capitalisme industriel avait domestiqué la main. Le capitalisme cognitif domestique désormais l’esprit. Et dans cette nouvelle usine immatérielle, ce sont nos pensées qui défilent à la chaîne.
Trois scènes de la prolétarisation contemporaine
Pour comprendre l’ampleur du phénomène, il faut redescendre sur terre, là où la prolétarisation des savoirs ne se lit plus dans les concepts mais dans les gestes du quotidien. Elle se voit dans la manière dont nous lisons, apprenons, soignons.
Trois scènes de notre vie ordinaire, trois laboratoires de l’humain assisté, où la technique révèle toute son ambiguïté : remède et poison à la fois.
- Le livre, du lecteur attentif au lecteur captif. Autrefois, lire était une lente traversée. On entrait dans un livre comme on entre dans une forêt : avec du temps, du silence, un peu de désordre intérieur. On soulignait, on annotait, on revenait en arrière. Le lecteur participait à l’œuvre, il la faisait sienne. La lecture, disait Proust, n’était pas une consommation, mais une conversation.Puis les écrans ont pris le relais. Nos lectures sont devenues des flux. Le lecteur s’est transformé en profil : ses goûts sont analysés, ses prochaines lectures prédites, son horizon d’attention progressivement rétréci par des recommandations qui confirment ce qu’il sait déjà. C’est le mécanisme du capitalisme de surveillance appliqué à l’acte même de lire. Finie la surprise du livre trouvé par hasard, la découverte d’un auteur inconnu, l’errance féconde entre les rayons d’une bibliothèque. Le lecteur perd la maîtrise de son horizon intellectuel.Mais le numérique n’est pas condamné à être un poison. Les bibliothèques ouvertes, les communs de la connaissance, les carnets de lecture contributifs réinventent la lecture comme acte collectif. Ils transforment la technique en instrument de savoir partagé. Wikipédia, par exemple, reste une réussite rare : une mémoire commune qui ne nous vole rien, mais nous relie. Tout dépend de la manière dont on l’habite.
- L’éducation, l’élève comme producteur de savoir. Dans l’école industrielle du XXᵉ siècle, l’élève recevait un savoir vertical, figé, prêt à consommer. Le professeur détenait la connaissance, l’élève l’absorbait. Cette transmission à sens unique formait des mémoires pleines, mais des esprits passifs.L’école connectée, elle, risque l’excès inverse. Sous prétexte de modernité, on confie l’apprentissage à des plateformes, à des IA tutorielles, à des QCM automatisés. Les fiches se standardisent, les savoirs se répètent. L’élève devient un consommateur d’informations, un esprit sous assistance. C’est une nouvelle forme de prolétarisation : celle du savoir-vivre du débat, du savoir-faire de la recherche, du savoir-théoriser la pensée. Apprendre à apprendre, douter, reformuler : tout cela disparaît dans le confort d’une réponse immédiate.Stiegler proposait un autre chemin : faire de l’école un espace contributif. À Plaine Commune, en Seine-Saint-Denis, il avait lancé le projet des Territoires Apprenants Contributifs. L’idée était simple et révolutionnaire : que l’élève, au lieu de recevoir le savoir, le construise, le documente, le transmette à son tour. Que le numérique ne soit pas un outil de consommation, mais un levier d’individuation collective. Là, la technique change de nature. Elle cesse d’être un poison pour devenir un remède.
- La médecine : du savoir clinique au protocole automatisé. La médecine, elle aussi, traverse sa crise du savoir. Le médecin d’hier était à la fois scientifique et observateur, technicien et humaniste. Son savoir était fait de théorie, mais aussi d’expérience, de doute, de cette intuition forgée au contact des corps et des vies.Aujourd’hui, cette pratique est menacée par une automatisation subtile. Les protocoles remplacent les réflexions, les logiciels d’aide au diagnostic deviennent prescripteurs, les algorithmes « pensent » à la place du praticien. L’intelligence artificielle est capable de détecter une tumeur mieux qu’un radiologue chevronné. Mais à force de déléguer le regard, on finit par perdre la main.Le danger n’est pas la machine, mais la désindividuation du soin. Quand la décision médicale se réduit à une recommandation automatisée, le geste clinique perd son humanité. Or, soigner n’est pas seulement appliquer un protocole, c’est interpréter un silence, comprendre un regard, sentir une peur.Pourtant, ici encore, la technique peut changer de visage. Si elle devient support d’individuation (un outil de dialogue, de mémoire partagée, de raisonnement collectif), elle peut renforcer le savoir plutôt que le dissoudre. Une IA médicale, conçue comme une alliée critique, pourrait devenir un prolongement de l’intelligence humaine plutôt qu’un substitut. La question n’est donc pas de savoir si l’IA remplacera le médecin, mais quel médecin nous voulons devenir à l’ère des IA. Celui qui suit la machine, ou celui qui s’en sert pour mieux comprendre l’humain.
La pharmacologie ou comment reprendre le contrôle
Bernard Stiegler n’était pas un penseur du désastre, mais un penseur du soin. Face à la prolétarisation généralisée qu’il décrivait, il ne prêchait ni le rejet de la technique, ni le retour à un passé idéalisé. Il nous invitait à la lucidité.
Car la technique, selon lui, n’est jamais simplement bonne ou mauvaise. Elle est ce que les Grecs anciens appelaient un pharmakon : à la fois remède et poison, selon la main qui le tient et l’usage qu’on en fait.
Cette notion, Stiegler l’emprunte à Platon, qui racontait dans le Phèdre comment l’écriture fut reçue avec méfiance : certains y voyaient un remède contre l’oubli, d’autres un poison qui tuerait la mémoire vivante. Les deux avaient raison. L’écriture peut abêtir celui qui ne fait que recopier, ou émanciper celui qui s’en sert pour penser plus loin.
Le pharmakon, c’est cette ambivalence constitutive de toute technique. Le livre, par exemple, a pu uniformiser la pensée à travers la standardisation de l’imprimé, mais il a aussi permis l’émancipation intellectuelle, la circulation du savoir, la naissance de la critique. Internet peut enfermer dans des bulles de filtre, ou ouvrir à une intelligence collective. L’IA peut prolétariser l’esprit, ou devenir un outil de déprolétarisation.
Tout dépend du contexte, des usages, des politiques qui l’encadrent. Autrement dit : la question n’est pas la technologie en soi, mais l’économie politique, la culture et les pratiques sociales dans lesquelles elle s’inscrit.
Stiegler propose alors une réponse audacieuse : soigner le mal par le mal. Faire de nos outils numériques, non des instruments de déqualification, mais des moyens de déprolétarisation. C’est le projet d’une pharmacologie positive : apprendre à transformer les technologies de captation en technologies de contribution.
L’économie de la contribution
Pour Stiegler, la première étape est économique. Il faut sortir de l’alternative stérile entre le travail salarié, souvent aliénant, et l’inactivité, souvent excluante. Entre ces deux pôles, il imagine une économie de la contribution : une forme de travail qui crée du savoir, du lien, du sens.
Dans ce modèle, la valeur ne réside plus dans la rentabilité immédiate, mais dans la production de connaissances partagées. Plutôt qu’un revenu universel qui risquerait d’entretenir la passivité du consommateur, Stiegler défend l’idée d’un revenu contributif : une rémunération conditionnée à la participation à des projets collectifs, à la création de savoirs, à la transmission [11].
Il a tenté de concrétiser cette vision à Plaine Commune, en Seine-Saint-Denis, à travers les Territoires Apprenants Contributifs. Là, chercheurs, habitants, entreprises et collectivités collaboraient pour réinventer la vie locale : transition écologique, éducation, santé, culture. Le but n’était pas d’innover pour innover, mais de recréer la chaîne du savoir : du faire au vivre, du vivre au penser. Même inachevé, ce projet reste un modèle : celui d’une économie fondée sur la participation plutôt que sur la consommation.
Reprendre soin de l’attention
Mais la déprolétarisation ne se joue pas qu’au niveau économique. Elle commence dans l’esprit. Dans un monde saturé de notifications, où chaque minute d’attention est un bien marchand, il faut réapprendre à penser lentement.
Les plateformes numériques nous entraînent vers la dispersion permanente. Elles fragmentent le temps, dissolvent la concentration, remplacent la lecture par le défilement. Résister, ici, c’est un acte de soin. Reprendre le contrôle de son attention, c’est déjà reconquérir une part de sa liberté.
Stiegler parlait, dans la lignée de Michel Foucault, de techniques de soi et de technologies de l’esprit : des pratiques et des outils qui nous aident à nous gouverner nous-mêmes. Cela passe par une éducation à l’attention dès le plus jeune âge, mais aussi par la conception d’outils numériques qui ne soient pas fondés sur la captation.
Des initiatives existent déjà : le logiciel libre, les communs numériques comme Wikipédia ou OpenStreetMap, les réseaux décentralisés comme Mastodon ou le Fediverse. Dans ces espaces, la valeur n’est pas extraite des utilisateurs, elle est co-créée avec eux. Ce sont des oasis dans le désert de l’économie de l’attention.
Reprendre soin de son esprit, c’est refuser la distraction organisée. C’est reconstruire, face à la vitesse, une écologie de la lenteur.
Vers une politique des technologies
Mais aucune reconquête ne peut être purement individuelle. La lutte contre la prolétarisation des savoirs est avant tout politique. Comme le rappelle Andrew Feenberg, la technologie n’est jamais neutre : elle est l’expression de choix sociaux et économiques [12].
Reprendre le contrôle, c’est donc peser sur la conception même des outils que nous utilisons. Exiger la transparence des algorithmes, défendre la propriété collective des données, promouvoir l’interopérabilité et les standards ouverts. Refuser les “jardins fermés” des géants du numérique, où la connaissance se transforme en rente.
Mais la réponse politique ne peut pas se limiter à la régulation ou à la taxation. Elle doit encourager la création d’alternatives : des plateformes coopératives, des laboratoires contributifs, des communs technologiques. Des espaces où l’innovation n’est pas dictée par la logique du marché, mais par celle du sens.
Car au fond, la technique n’est pas un destin : c’est un champ de bataille. Et la véritable souveraineté ne réside pas dans la possession des machines, mais dans la capacité à décider ce qu’elles font de nous.
Ainsi, la pharmacologie de Stiegler n’est ni une nostalgie, ni une utopie. C’est une stratégie du vivant. Elle nous rappelle que l’humain n’est pas condamné à subir ses inventions, mais qu’il peut les habiter, les penser, les réorienter. Soigner le mal par le mal, c’est redonner à la technique sa vocation première : non pas remplacer l’homme, mais prolonger sa pensée.
Le choix de Prométhée
L’histoire de la prolétarisation, de la main de l’ouvrier à l’esprit du citoyen, est celle d’un lent déplacement : la perte du geste, puis celle du jugement. Chaque époque a connu sa part de feu. Et chaque fois, l’humain s’est trouvé face à la même question : que faire de ce qu’il invente ?
Prométhée n’a pas seulement volé le feu aux dieux, il a offert à l’humanité la responsabilité de s’en servir. C’est là que nous en sommes aujourd’hui. Nous tenons entre nos mains un feu nouveau (celui de l’intelligence artificielle) dont nous ne mesurons pas encore la chaleur.
Bernard Stiegler voyait dans la prolétarisation cognitive le risque ultime : celui de déléguer non plus nos gestes, mais notre esprit. Quand la pensée devient un service, quand la décision se résume à la validation d’un calcul, c’est notre individuation qui vacille. Ce processus par lequel chacun devient un être singulier, au sein d’un collectif vivant, menace de s’interrompre. Et avec lui, la capacité même d’une société à penser son destin.
Car penser ensemble, c’est le cœur de toute démocratie. Si nous perdons cette faculté, si nous laissons les algorithmes organiser nos opinions, prévoir nos désirs, ajuster nos émotions, nous renonçons à la possibilité même d’un avenir commun. Nous cessons d’être un peuple de citoyens pour devenir un marché de comportements.
Mais rien n’est inéluctable. La prolétarisation n’est pas une fatalité, elle est un processus historique donc réversible. Les pistes que Stiegler a ouvertes (l’économie de la contribution, le soin de l’attention, la politique des technologies), ne sont pas des recettes, mais des expérimentations ouvertes. Elles esquissent un chemin : celui d’une technique réorientée vers la coopération, la lenteur, la pensée partagée.
Le défi n’est donc pas de savoir si nous devons utiliser l’intelligence artificielle. Il est de décider comment nous allons vivre avec elle. En ferons-nous l’instrument d’une nouvelle prolétarisation, ou le levier d’une déprolétarisation collective, où chacun retrouve le droit de comprendre, de créer, de juger ?
Ce choix n’appartient pas aux machines. Il dépend du soin que nous porterons à notre propre pensée, du temps que nous accorderons au discernement, du courage que nous aurons à dire non à la facilité.
Peut-être est-ce cela, aujourd’hui, le véritable feu de Prométhée : non plus la flamme volée, mais la lumière préservée. Celle qu’il nous faut entretenir, patiemment, contre la vitesse du monde. Celle qui nous rappelle que penser n’est pas un service, mais un acte.
Références
Pour les esprits méticuleux, amateurs de chiffres et de nuits blanches à vérifier les sources, voici les liens qui ont nourri cet article. Ils rappellent une chose simple : l’information existe encore, pour peu qu’on prenne le temps de la lire, de la comparer et de la comprendre. Mais dans un avenir proche, ce simple geste deviendra peut-être un luxe, car à mesure que les textes générés intégralement par des IA se multiplient, le vrai risque n’est plus la désinformation, mais la dilution du réel dans un océan de contenus simplement plausibles.
[1] Stiegler, B. (2012). États de choc : Bêtise et savoir au XXIe siècle. Mille et une nuits.
[2] Marx, K. (1867). Le Capital, Livre I.
[3] Braverman, H. (1974). Labor and Monopoly Capital: The Degradation of Work in the Twentieth Century. Monthly Review Press.
[4] Leroi-Gourhan, A. (1964-1965). Le Geste et la Parole. Albin Michel.
[5] Stiegler, B. (2004). De la misère symbolique : Tome 1. L’époque hyperindustrielle. Galilée.
[6] Desveaud, K. (2025, 5 mai). L’IA au travail : un gain de confort qui pourrait vous coûter cher. The Conversation. https://theconversation.com/lia-au-travail-un-gain-de-confort-qui-pourrait-vous-couter-cher-253811
[7] Lazzarato, M. (1996). Le « travail immatériel ». Futur Antérieur, (35-36), 99-107.
[8] Berardi, F. (Bifo). (2011). The Soul at Work: From Alienation to Autonomy. Semiotext(e).
[9] Zuboff, S. (2019). The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power. PublicAffairs.
[10] Lanier, J. (2013). Who Owns the Future?. Simon & Schuster.
[11] Stiegler, B. (2016). Le revenu contributif et le revenu universel. Multitudes, 63(2), 51-57.
[12] Feenberg, A. (1999). Questioning Technology. Routledge.
[13] Kahneman, D. (2012). Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Flammarion.
[14] Frederick, S. (2005). Cognitive Reflection and Decision Making. Journal of Economic Perspectives, 19(4), 25-42.
[15] Sparrow, B., Liu, J., & Wegner, D. M. (2011). Google Effects on Memory: Cognitive Consequences of Having Information at Our Fingertips. Science, 333(6043), 776-778.
[16] Roxin, I. (2025, 3 juillet). IA générative : le risque de l’atrophie cognitive. Polytechnique Insights. https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/neurosciences/ia-generative-le-risque-de-latrophie-cognitive/
