Que transmettons-nous à nos enfants ?

Après « De toute façon, je n’ai rien à cacher… » et « Les geôliers de nous-mêmes« , voici le troisième et dernier volet de ma saga sur la confidentialité de nos données.

À la suite de l’interrogation sur nos propres renoncements, une autre question se dresse, plus redoutable encore : que laissons-nous en héritage à ceux qui grandissent dans ce monde saturé de regards et de données ?

Nous, adultes, avons connu, fût-ce imparfaitement, un temps où l’intime possédait encore des frontières, où l’absence de connexion permettait des échappées. Mais les enfants d’aujourd’hui naissent dans un univers où la transparence n’est plus un choix mais une évidence, où chaque geste, chaque image, chaque parole peut devenir une trace.

Dès lors, ce que nous considérons comme une perte est pour eux une normalité. Là où nous parlons de renoncement, ils expérimentent une condition inaugurale. C’est pourquoi la question n’est plus seulement : comment préserver notre liberté intérieure ? Elle devient : quelle humanité transmettons-nous à une génération qui n’a jamais connu l’ombre protectrice du secret ?

La génération qui grandit sans espace privé

Pour les enfants d’aujourd’hui, l’espace privé n’est plus un refuge, mais une illusion. Leur existence est souvent exposée avant même qu’ils n’aient prononcé un mot : photos de naissance publiées, anecdotes partagées, premiers pas enregistrés. Leur identité numérique précède leur propre conscience d’exister.

Autrefois, l’enfance conservait quelque chose d’un sanctuaire : une chambre fermée, un jardin secret, le droit au silence. Désormais, le monde extérieur s’invite au cœur de cette intimité dès les premiers instants. Chaque sourire devient une image partagée, chaque maladresse une vidéo stockée, chaque préférence une donnée archivée.

Grandir dans un tel univers, c’est sentir dès l’enfance que sa vie se joue toujours sous le regard des autres. Le “moi” ne s’expérimente plus dans la discrétion et la lenteur, mais dans l’exposition et la trace. L’enfant se découvre à travers le miroir numérique que ses parents tiennent devant lui, et non à travers le secret intérieur qu’il aurait pu cultiver.

C’est comme si l’enfant, au lieu d’être accueilli dans la pénombre protectrice de la grotte, était présenté d’emblée sur la place publique, offert aux regards comme autrefois certains peuples offraient leurs nouveau-nés aux dieux. La chambre close est devenue une vitrine, et le berceau un autel d’exposition.

Ainsi se perd la première expérience de liberté : celle de commencer sa vie dans l’ombre protectrice du privé. Et lorsque cette ombre disparaît, elle laisse place à une autre lumière, plus crue : celle d’un regard constant, qui s’impose dès l’enfance comme une évidence.

L’apprentissage de la surveillance comme normalité

Les enfants d’aujourd’hui grandissent dans un monde où être surveillé n’est plus l’exception, mais la règle. Caméras dans les rues, carnets scolaires numérisés, bracelets connectés, géolocalisation des téléphones : tout leur enseigne que la transparence est la condition de la confiance, et que le contrôle est synonyme de sécurité.

Ce qui, pour nous, pouvait encore être ressenti comme une atteinte, devient pour eux une évidence. Ils n’apprennent plus à distinguer ce qui relève du domaine public de ce qui relève de l’intime. Leur quotidien est rythmé par des notifications, des suivis, des évaluations, comme si la vie elle-même devait constamment se justifier.

Le paradoxe est là : l’enfant ne se sent pas enfermé, car la surveillance s’accompagne de récompenses, de badges, de compliments. Elle prend les habits du jeu, de la protection, du soin. C’est un panoptique qui sourit.

Ce panoptique souriant a pourtant un visage ancien. Dans la mythologie, Argus, le gardien aux cent yeux, veillait sans jamais se reposer. Aujourd’hui, Argus est devenu numérique. Aucun geste ne lui échappe, car quand certains de ses yeux se ferment, d’autres restent ouverts. Il se cache dans les écrans, les capteurs, les flux d’informations. L’enfant grandit sous ce regard inlassable, apprenant à marcher, à parler, à penser sous l’œil d’un maître invisible.

Très tôt, ce regard s’intériorise. On ajuste son comportement avant même d’être observé. On devine ce que l’Œil attend de nous. Argus ne veille plus seulement à l’extérieur, il habite désormais nos consciences. Et l’on s’habitue à cette présence comme à un climat : nul ne le conteste, parce qu’il semble avoir toujours été là.

La perte de la transmission des valeurs d’intériorité

Autrefois, transmettre ne signifiait pas seulement enseigner des règles ou des savoirs, mais offrir des espaces de silence. Une chambre que l’on pouvait fermer, un carnet intime à protéger, un sentier dans la nature où l’on disparaissait pour rêver. Ces refuges faisaient partie de l’héritage invisible des parents : ils donnaient à l’enfant la possibilité d’habiter un lieu qui n’appartenait qu’à lui.

Aujourd’hui, cette transmission se délite. L’intériorité ne se lègue plus, car elle n’a plus d’espace où se déposer. L’enfant apprend à partager avant d’apprendre à se taire, à montrer avant d’apprendre à garder, à produire une trace avant d’éprouver le secret. Le geste d’écrire pour soi s’efface devant le réflexe de publier pour les autres.

Or, sans intériorité, il n’y a pas de véritable croissance intérieure. Il ne reste que des profils mis à jour, des vitrines renouvelées. L’enfant n’expérimente plus la lente alchimie du silence, mais l’instantanéité de l’exposition. Ce qui autrefois formait le socle de la conscience, la solitude féconde, la possibilité de se parler à soi-même, disparaît peu à peu.

Dans les mythes, les héros devaient franchir une forêt obscure ou traverser une caverne pour se trouver eux-mêmes. Aujourd’hui, nos enfants grandissent dans une clairière sans ombre, où tout est visible, où rien ne se cache. Mais comment espérer qu’ils découvrent un chemin intérieur si aucun voile, aucune obscurité ne leur est laissée ?

La perte de l’intériorité n’est pas seulement une fragilité personnelle : c’est une rupture dans la chaîne de la transmission humaine. Car transmettre l’intériorité, c’est transmettre la possibilité même de devenir soi.

Que restera-t-il de la liberté ?

Ce que nous transmettons à nos enfants n’est pas seulement un monde saturé de technologies, mais une manière de vivre le regard. Nous leur léguons une enfance sans ombre, une socialisation façonnée par la surveillance, une identité qui s’expose avant même de se construire.

Nous pensions leur offrir la sécurité, la fluidité, la connexion. Mais peut-être leur avons-nous retiré un bien plus précieux : le droit de se cacher, de se taire, de se réinventer loin des yeux d’autrui.

Alors la vraie question n’est plus seulement : combien de temps encore resterai-je capable de préserver ce qui fait de moi un être libre ? Elle devient : que restera-t-il de la liberté si nous ne la transmettons pas à ceux qui viennent après nous ?

La réponse n’est pas écrite. Elle dépend de notre courage à redonner aux enfants ce que nous avons négligé : des zones de silence, des espaces de secret, des lieux où l’on apprend à ne pas être vu. Car c’est dans ces interstices invisibles que se forge la dignité humaine, et que peut encore naître une génération véritablement libre.