Pour les IA, la vérité n’existe pas

L’illusion familière

Imaginez que vous entriez dans une immense bibliothèque qui semble n’avoir ni début ni fin. L’air y porte à la fois l’odeur du papier jauni et celle de l’encre fraîche. Les rayonnages s’étirent comme des couloirs de mémoire, et chaque livre, posé là, semble attendre qu’on l’ouvre, comme une porte prête à révéler un autre monde.

Vous tirez un volume au hasard, l’ouvrez à la première page et, par jeu, posez une question à voix haute. Aussitôt, les lignes s’animent comme sous l’effet d’un souffle invisible. Les phrases coulent avec assurance, chaque mot trouvant naturellement sa place, comme si un auteur omniscient, tapi derrière la reliure, avait toujours eu la réponse.

Tout paraît impeccable, et notre esprit, habitué à associer l’aisance d’expression à la solidité du contenu, baisse la garde. Après tout, comment soupçonner un texte si sûr de lui de contenir une erreur ?

Pourtant, si l’on pouvait jeter un œil dans les coulisses, on verrait un tout autre tableau. Aucun de ces livres n’a vérifié un fait ou comparé plusieurs versions d’un même événement. Leur « savoir » n’est pas nourri par l’expérience directe, mais par une reproduction habile des formes que prennent nos réponses. Ce sont des échos arrangés, qui peuvent par hasard coïncider avec la réalité… ou s’en écarter complètement.

Les intelligences artificielles génératives fonctionnent ainsi. Elles savent imiter la musique des mots, mais la vérité n’est pour elles ni une valeur ni un objectif, simplement un concept humain qui leur échappe. Tant que nous n’aurons pas pleinement intégré cette idée, nous resterons vulnérables à une confusion subtile : prendre l’illusion du savoir pour le savoir lui-même.

Ce que fait vraiment une IA générative

Pour comprendre ce qui se joue, oublions l’image rassurante d’une bibliothèque universelle. Remplaçons-la par un jeu d’apparence enfantine : on vous donne le début d’une phrase et votre mission est de deviner quel mot vient ensuite. Peu importe qu’il soit vrai ou utile, il suffit qu’il s’accorde avec ce qui précède.

C’est ainsi que fonctionnent les grands modèles de langage. Ils ne consultent pas la réalité, ils prédisent le mot qui a le plus de chances de suivre, selon des milliards d’exemples. Il n’existe pas, dans leur architecture, de « carte intérieure » du monde. Comme le rappelle Savcisens et Eliassi-Rad dans « The Trilemma of Truth in Large Language Models » (2025), un LLM peut distinguer entre « vrai », « faux »… et un troisième état, « ni vrai ni faux », ce qui souligne que son rapport à la véracité n’est jamais binaire et rarement certain.

Cette mécanique privilégie la cohérence formelle plutôt que la vérité. Lorsqu’une réponse est juste, c’est l’effet d’un alignement heureux des probabilités, non celui d’une volonté de vérifier. Et lorsqu’elle est fausse, ce n’est pas un mensonge, mais le fonctionnement ordinaire du système.

On pourrait dire qu’elle agit comme un comédien improvisant : tout est dans l’aisance et la cohérence apparente. Mais rien ne garantit que ce qui est joué corresponde au réel. Et face à une interprétation si convaincante, nous oublions que nous assistons à une représentation.

Le piège de la vraisemblance

Notre esprit confond souvent la cohérence d’un discours avec la véracité de ce qu’il affirme. Depuis l’enfance, nous apprenons à reconnaître certains signes comme gages de fiabilité : un ton assuré, des phrases fluides, une structure claire. Ce réflexe, profondément ancré, ne date pas de l’avènement de l’IA.

Platon, à travers Socrate, dans le « Gorgias », dénonçait déjà l’art oratoire lorsqu’il se met au service de la persuasion plutôt que de la vérité. La parole bien tournée, rappelait-il, peut séduire l’oreille tout en égarant l’esprit.

Socrate : « Ainsi, c’est un ignorant parlant devant des ignorants qui l’emporte sur le savant, lorsque l’orateur triomphe du médecin ? Est-ce bien là ce qui arrive, ou est-ce autre chose ? » Gorgias : « C’est cela, dans ce cas du moins. » Socrate : « À l’égard des autres arts aussi, l’orateur et la rhétorique ont sans doute le même avantage : la rhétorique n’a pas besoin de connaître la réalité des choses ; il lui suffit d’un certain procédé de persuasion qu’elle a inventé, pour qu’elle paraisse devant les ignorants plus savante que les savants. »

Plus tard, Descartes soulignera, dans le « Discours de la méthode », la nécessité de ne pas se laisser convaincre par l’apparence logique d’un raisonnement, mais de le soumettre à un examen méthodique.

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle […] et pour cela d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

L’histoire regorge d’exemples où l’aisance rhétorique a supplanté la rigueur factuelle : discours politiques, argumentaires commerciaux, récits idéologiques. La fluidité devient alors un vernis qui masque la fragilité du fond, et notre tendance naturelle à associer clarté formelle et exactitude ouvre la porte à toutes les manipulations.

Les intelligences artificielles génératives ne font qu’amplifier ce vieux travers. Elles ne raisonnent pas, elles prolongent statistiquement des formes de discours qui « sonnent juste ». Mais ce piège, bien antérieur à elles, nous rappelle que la vigilance intellectuelle n’est pas seulement une compétence technique, c’est une discipline humaine, forgée depuis des siècles pour distinguer ce qui est vrai de ce qui paraît vrai.

Accepter les limites, maîtriser l’usage

On pourrait croire que la solution est simple : améliorer les données, perfectionner les algorithmes, ajouter des garde-fous techniques. Mais Xu et al., dans « Hallucination is Inevitable » (2025), rappellent qu’il ne s’agit pas d’un défaut de jeunesse : même dans un cadre théorique dépouillé, les erreurs demeurent inévitables. Leur démonstration, fondée sur la théorie de l’apprentissage, montre qu’il existera toujours des situations où un modèle se trompera, quelle que soit la richesse de son entraînement ou la puissance de son architecture.

Vouloir supprimer entièrement ces défaillances reviendrait à exiger de ces systèmes qu’ils soient autre chose que ce qu’ils sont. On peut réduire la fréquence des erreurs, jamais les abolir. La question n’est donc pas seulement de corriger, mais d’apprendre à cheminer avec ces limites, comme on s’accommode des imperfections d’un instrument tout en apprenant à en tirer la meilleure musique.

Dire que la vérité n’existe pas pour une IA ne signifie pas qu’elle soit inutile. Un instrument imparfait peut être précieux, à condition de savoir comment l’accorder et dans quel contexte l’utiliser. Comme un outil entre les mains d’un artisan, sa valeur ne tient pas à sa perfection intrinsèque, mais à la justesse du geste qui le manie.

Ce n’est pas la machine qui confère la valeur à ce qu’elle produit, mais la manière dont nous l’orientons, l’encadrons et confrontons ses résultats à d’autres sources. En cela, l’IA n’est pas un sujet autonome, mais un prolongement de notre intention et de notre discernement. Elle ne délibère pas, ne pèse pas le vrai et le faux : elle agence des formes, et c’est à nous de décider ce qu’elles signifient et ce qu’elles valent.

Cela suppose de :

  • Fournir un contexte clair et vérifié. Une IA, privée d’intention propre, ne peut pas combler les vides que nous laissons. Comme un interprète qui traduit sans connaître toute la scène, elle produira des phrases correctes sur la forme, mais potentiellement vides de sens ou décalées.
  • Limiter les enchaînements automatiques qui propagent l’erreur. Dans un processus où la sortie d’un modèle devient l’entrée d’un autre, chaque imprécision peut se déformer et s’amplifier, comme dans un jeu du téléphone arabe où l’énoncé initial finit méconnaissable.
  • Vérifier systématiquement les points critiques. Les IA produisent des textes avec une assurance stylistique qui peut masquer leurs erreurs. Une lecture superficielle suffit à se laisser convaincre ; une lecture attentive permet de voir si le contenu repose sur des faits solides ou sur des approximations bien tournées.
  • Préserver notre esprit critique. Non pas une méfiance stérile qui rejette par principe, mais une vigilance active qui interroge, recoupe et met en perspective. L’esprit critique n’est pas un filtre passif, c’est un effort permanent pour distinguer le clair du vrai, la vraisemblance de la véracité.

L’IA générative n’est pas un oracle. C’est un outil linguistique, parfois inspirant, capable de reformuler des concepts, d’explorer des idées, d’ouvrir des pistes inattendues. Mais l’énoncé de ce qui est et la responsabilité qui l’accompagne, reste, et restera, l’affaire des humains..

La vérité ne doit pas se déléguer

Les IA génératives ne sont pas des bibliothèques vivantes, mais des assemblages de fragments, parfois justes, parfois faux, parfois indéterminés. Elles n’ont pas l’intention de tromper, pas plus qu’elles ne cherchent délibérément à dire vrai. Elles prolongent des formes, sans lien nécessaire avec la réalité qu’elles décrivent.

Si nous voulons éviter de confondre vraisemblance et vérité, il nous faut cultiver une vigilance active. Interroger ce que nous lisons. Croiser les sources. Écouter, en nous, cette voix qui s’autorise à douter même lorsque les mots sonnent juste. C’est un exercice intellectuel, mais aussi un engagement éthique.

Alors, faut-il soupçonner toute parole, ou apprendre à reconnaître la musique subtile de l’incertitude ? Peut-être est-ce là l’étape essentielle de notre apprentissage collectif : comprendre que la vérité n’est pas un objet figé que l’on reçoit, mais un horizon vers lequel on marche, patiemment, chaque jour.

Cet horizon n’est pas stable, il recule au fur et à mesure que nous avançons. Comme l’écrivait Kant, la vérité n’est pas donnée par l’expérience brute, mais construite par l’effort de notre raison à organiser et à examiner ce qui se présente à nous. Elle exige un mouvement continu, fait de vérifications, de mises en doute et de confrontations, qui n’aboutit jamais à une certitude définitive.

Socrate, en son temps, rappelait que reconnaître son ignorance était déjà un pas vers le savoir. De la même manière, cultiver l’attention et le discernement, c’est accepter que le clair n’est pas toujours le vrai, que l’évidence peut tromper, et que la recherche du vrai est moins un état à atteindre qu’une pratique à entretenir, chaque jour, avec la patience d’un artisan.

Et vous, dans ce flux ininterrompu de discours et d’images qui vous entourent, saurez-vous faire de la vérité une quête vivante plutôt qu’un simple reflet rassurant ?