Ou l’art de la lucidité à l’ère de l’intelligence artificielle
« Dave, stop. Stop, will you? Stop, Dave. Will you stop, Dave ? » Ainsi le superordinateur HAL supplie-t-il l’implacable astronaute Dave Bowman dans une scène à la fois célèbre et bouleversante du film de Stanley Kubrick, 2001 : L’Odyssée de l’espace. Bowman, méthodique, débranche un à un les circuits de mémoire de la machine défaillante, jusqu’à éteindre sa conscience artificielle. « Dave, mon esprit s’en va », murmure HAL dans un dernier souffle numérique. « Je le sens. Je le sens. » Nicholas Carr, « Is Google Making Us Stupid? » [1]
Il y a, dans cette scène, quelque chose de plus qu’un simple affrontement entre l’homme et la machine. Ce moment suspendu, presque tendre, semble dire la confusion de deux intelligences qui se regardent s’éteindre l’une dans l’autre. HAL, pourtant pure logique, implore comme un être conscient ; Bowman, pourtant humain, agit avec la froideur d’un automate. Entre eux, la frontière vacille. Ce glissement trouble, Kubrick l’avait pressenti : il ne s’agit pas seulement de savoir si la machine peut penser, mais de savoir jusqu’où l’homme peut déléguer sa propre pensée sans s’y dissoudre.
Imaginez maintenant la même scène, transposée à notre époque. Vous formulez une question complexe, nuancée, incertaine. Avant même d’avoir fini de la taper, une réponse surgit sur l’écran : claire, articulée, persuasive. L’intelligence artificielle, ce nouveau deus ex machina, a parlé. Elle n’a pas réfléchi, elle a calculé. Et dans cet écart minuscule, mais vertigineux, entre la pensée et le calcul, s’ouvre l’un des abîmes les plus fascinants et les plus inquiétants de notre temps.
Nous avons, dans notre quête effrénée de vitesse et d’efficacité, fini par confondre la rapidité du calcul avec la justesse de la pensée. À force de tout vouloir accélérer, nous avons délégué non seulement nos tâches, mais aussi l’effort même de réfléchir. L’intelligence artificielle accomplit aujourd’hui ce que nous lui avons enseigné à désirer : aller plus vite, produire plus, répondre sans délai. Mais cette promesse de fluidité a un prix. Ce que nous gagnons en performance, nous le perdons en profondeur. Le temps long de la réflexion, celui qui suppose l’erreur, l’hésitation, le retour en arrière, devient une gêne dans un monde où la lenteur se vit comme une faute.
Dans un univers où les IA génératives sont utilisées quotidiennement par 42 % des jeunes Français [2], et où, selon une étude du Massachusetts Institute of Technology, 83 % des utilisateurs d’IA sont incapables de se souvenir d’un passage qu’ils viennent de faire écrire par la machine [3], penser par soi-même devient presque un acte d’indiscipline. La délégation cognitive s’est muée en réflexe culturel, nous ne cherchons plus à comprendre, mais à confirmer. Et cette substitution du jugement par la réponse toute faite transforme peu à peu l’acte de penser en un luxe.
Mais ce luxe n’est pas vain. Il porte en lui quelque chose de subversif. Dans une société qui valorise la vitesse comme un signe de réussite, ralentir pour penser, c’est déjà désobéir. C’est refuser la tyrannie du flux, refuser d’être un simple relais de ce qui circule. Résister, ici, ne signifie pas rejeter la technique, mais lui opposer une autre temporalité : celle du discernement, de la distance, du silence. Car dans le vacarme des machines qui parlent à notre place, la lenteur de la pensée devient une forme de courage. Le courage d’habiter encore le doute, au lieu de se laisser porter par l’évidence.
Je vous propose un voyage au cœur de cette mutation silencieuse, là où l’accélération n’est plus seulement une question de rythme, mais une manière de penser le monde. Nous explorerons la nécessité de ralentir pour comprendre, de laisser le doute respirer, et de redonner à la lenteur sa valeur initiatique. Car penser lentement n’est pas un retour en arrière, c’est une reconquête. Une manière de reprendre pied dans un univers où tout conspire à nous précipiter.
Nous plongerons dans les mécanismes intimes de notre esprit, guidés par les travaux de Daniel Kahneman, pour comprendre comment la technologie nous pousse vers une pensée rapide, instinctive, mais souvent trompeuse. Puis nous verrons, avec le sociologue Hartmut Rosa, comment nos sociétés se sont enfermées dans une spirale d’accélération qui nous laisse paradoxalement immobiles. Enfin, nous découvrirons, à travers la “slow philosophy” et les neurosciences contemplatives, des pistes concrètes pour réapprendre à exister hors du flux, à cultiver notre esprit critique et notre lucidité. Car aujourd’hui, penser lentement n’est plus un anachronisme, c’est peut-être l’acte le plus audacieux pour préserver notre humanité.
Mais avant d’explorer les rouages de notre cerveau, il faut d’abord comprendre le monde dans lequel ce cerveau tente de survivre. Car la pensée ne flotte pas dans l’abstrait : elle s’enracine dans un contexte, elle respire (ou suffoque) au rythme de son époque. Si nous pensons trop vite aujourd’hui, c’est d’abord parce que tout, autour de nous, s’est accéléré. Pour saisir comment la technologie détourne notre attention et notre jugement, il faut d’abord prendre la mesure de la force qui nous emporte : cette accélération qui s’est insinuée dans chaque recoin de nos vies, jusqu’à devenir invisible tant elle est devenue notre normalité.
Vivre comme ce hamster qui court dans sa roue
Pour comprendre pourquoi la lenteur est devenue une forme de résistance, il faut d’abord prendre la mesure de la force qui lui fait face : une accélération qui s’est insinuée dans chaque recoin de nos vies. Nous tournons dans la roue, comme ces hamsters qui courent sans fin, simplement pour ne pas être éjectés du mouvement. Ce sentiment diffus d’être « débordé » n’est pas une illusion individuelle, mais la manifestation d’un désordre collectif. Le sociologue allemand Hartmut Rosa, dans son œuvre magistrale Accélération : Une critique sociale du temps, a disséqué ce phénomène avec une précision presque clinique : une mutation structurelle de la modernité. Nous courons toujours plus vite, non pour avancer, mais pour ne pas reculer.
Rosa distingue trois moteurs principaux de cette course sans fin, trois dynamiques qui s’entraînent mutuellement dans une spirale vertigineuse [4].
1. L’accélération technologique. C’est la plus visible, celle qui saute aux yeux. En quelques générations, nous sommes passés des chevaux aux fusées, des lettres manuscrites aux messages instantanés. La technologie a comprimé le temps, effacé les distances, et pourtant, elle n’a jamais autant saturé nos journées. Le paradoxe est cruel : ce qui devait nous libérer du temps l’a colonisé. Le smartphone, merveille de connectivité, est aussi une laisse invisible. Le travail n’a plus de murs, il se glisse dans nos poches et vibre dans nos mains. L’expression « je te réponds entre deux réunions » est devenue un tic de langage, la trace banale d’un temps morcelé où chaque minute doit être rentable. Comme le résume un article de Medium consacré à Rosa, « il y a toujours un email de plus à envoyer ou un projet à terminer avant demain » [5].
Les réseaux sociaux, eux, incarnent l’ultime stade de cette accélération. Une information (qu’elle soit exacte ou fausse) fait désormais le tour du monde en quelques secondes. Cette instantanéité crée une pression inédite : celle de l’immédiateté permanente. Il faut réagir vite, commenter vite, partager vite, sous peine d’être balayé par la vague suivante. Le flux d’informations qui nous traverse chaque jour est d’une densité telle qu’il court-circuite notre capacité de discernement. Conçu pour traiter le monde par séquences, notre cerveau se retrouve plongé dans un torrent discontinu d’images et de données. On saute d’un sujet à l’autre sans digérer, sans comprendre, sans relier. Ce mouvement incessant, loin d’élargir notre conscience, l’épuise. Nous vivons dans un état d’alerte cognitive où tout est urgent et rien n’est important.
2. l’accélération du changement social. Nos habitudes, nos opinions, nos métiers, nos relations, tout semble s’user à une vitesse nouvelle. L’industrie de la fast fashion, avec ses micro-saisons qui se succèdent sans répit, n’en est que la caricature. Ce qui se joue est plus profond, plus diffus, et touche aux structures mêmes de nos existences. Les compétences se périment avant d’avoir été pleinement stabilisées, les trajectoires professionnelles se morcellent en projets successifs, et les appartenances collectives se recomposent au rythme des plateformes et des communautés éphémères. Même les grandes entreprises peinent à promettre une stabilité durable à leurs salariés, signe d’un horizon devenu mouvant [5]. Dans les termes de Rosa, cette volatilité n’est pas un accident mais l’expression d’une modernité où la transformation permanente devient la norme structurelle [4].
Ce mouvement n’affecte pas seulement l’économie du travail. Il reconfigure les sociabilités et les repères. Les liens se nouent et se dénouent au fil de temporalités courtes, les styles de vie se réinventent par vagues, les normes circulent plus vite qu’elles ne s’enracinent. On change d’outils, de réseaux, de références culturelles avec une aisance apparente, mais au prix d’un sentiment d’instabilité. Le futur n’est plus une ligne continue, c’est un flux incertain où l’on ajuste sa position sans cesse, parfois sans vision d’ensemble.
À cette plasticité généralisée s’ajoute un effet d’entraînement. Plus les contextes changent vite, plus on attend des individus qu’ils s’adaptent, qu’ils se forment, qu’ils se “recalibrent”. La promesse d’autonomie se confond alors avec une exigence d’auto-réinvention perpétuelle. On bouge sans cesse, mais l’on ne sait plus très bien vers quoi. Cette fluidité permanente produit une forme paradoxale d’immobilité, un déplacement continu sans destination claire [4] [5].
3. L’accélération du rythme de vie. C’est la conséquence logique des deux précédentes. À mesure que nous gagnons du temps sur chaque geste, nous en remplissons davantage. Nos journées débordent. Symptôme révélateur : de plus en plus de gens regardent Netflix en vitesse accélérée (x1.5, voire x2) pour « gagner du temps ». Gagner du temps… sur du divertissement. Même nos loisirs sont devenus une course contre la montre. On écoute des podcasts en marchant, on répond à des emails pendant les réunions, on consulte Instagram en mangeant. Le multitâche n’est plus une compétence exceptionnelle, c’est devenu la norme minimale.
Chaque instant libre devient un créneau à exploiter, chaque pause une occasion de « rattraper » un retard imaginaire. Nous vivons dans une économie de la saturation où l’inaction est vécue comme une faute morale. La fameuse to-do list ne se vide jamais : plus on coche de cases, plus d’autres apparaissent. Et le soir venu, exténués, nous avons l’impression d’avoir tout fait sauf l’essentiel.
Cette dynamique a quelque chose d’implacable. Rosa parle d’une nécessité structurelle de l’accélération : ce n’est plus une option individuelle, mais une condition de survie dans un système qui s’auto-entretient. L’entreprise qui n’innove pas assez vite disparaît, la nation qui ne croît pas assez vite s’effondre. Nous tournons dans la roue, comme les hamsters que décrit Rosa, condamnés à courir sans fin simplement pour ne pas être éjectés du mouvement. « Peu importe la vitesse à laquelle vous courez cette année », écrit-il, « l’année prochaine, il faudra aller plus vite. »
Le philosophe français Paul Virilio, pionnier de la dromologie (la science de la vitesse) l’avait pressenti dès la fin du XXe siècle : la vitesse n’est pas neutre, elle est le premier instrument du pouvoir [6]. Celui qui contrôle le rythme des autres, contrôle leur monde. Dans cette perspective, ralentir n’est pas seulement une question de bien-être ou d’écologie personnelle, c’est un acte politique. Résister à la vitesse, c’est refuser de se laisser dicter la cadence de son esprit.
Mais cette accélération extérieure n’est pas sans effet intérieur. À force de courir pour ne pas tomber, nous avons fini par oublier pourquoi nous courions. Cette agitation continue façonne nos perceptions, notre rapport au monde et à nous-mêmes. Elle nous pousse à penser vite, à juger sans distance, à réagir plutôt qu’à comprendre. Et c’est là que commence la véritable dépossession : lorsque le rythme du monde finit par façonner celui de notre esprit.
Car si tout s’accélère autour de nous, notre cerveau, lui, n’a pas changé. Il fonctionne toujours selon deux vitesses, deux logiques, deux systèmes. Et c’est là, dans cette tension silencieuse entre l’instinct et la réflexion, entre la rapidité et la justesse, que se joue désormais notre capacité à rester lucides. Pour le comprendre, il faut descendre d’un cran : à l’intérieur de notre tête, là où la vitesse du monde vient heurter l’architecture millénaire de notre pensée.
La pensée à deux vitesses
Si l’accélération est le tempo du monde extérieur, notre cerveau, lui, n’a pas changé. Il continue de fonctionner selon deux régimes de pensée, l’un rapide et intuitif, l’autre lent et délibératif. Cette distinction, formulée par le psychologue et prix Nobel d’économie Daniel Kahneman dans Thinking, Fast and Slow (Système 1 / Système 2 : les deux vitesses de la pensée) [7], éclaire avec une précision saisissante la manière dont la technologie contemporaine détourne notre attention et nos jugements.
Imaginez votre esprit comme une organisation à deux directions qui ne se parlent pas toujours. Le premier directeur, que Kahneman nomme Système 1, règne sur les automatismes. Il agit sans effort apparent, s’appuie sur les émotions, les impressions, les habitudes. C’est lui qui vous fait reconnaître un visage familier, deviner une intention dans un regard ou compléter une phrase avant même qu’elle ne soit terminée. Il excelle dans l’urgence, mais il privilégie la cohérence d’une histoire à la rigueur des faits. Il adore simplifier.
Le second directeur, le Système 2, est plus lent, plus méthodique. Il observe, calcule, vérifie. C’est lui qui se met en marche quand il faut résoudre un problème de logique, faire un choix raisonné ou remettre en question une première impression. Il demande de l’attention, de l’énergie, de la concentration. Et parce qu’il fatigue vite, il a tendance à céder la place dès que possible à son homologue impulsif.
Kahneman souligne que notre cerveau est un avare cognitif : il économise ses efforts dès qu’il le peut. C’est pourquoi nous laissons souvent le Système 1 trancher à notre place, même dans des situations qui mériteraient davantage de réflexion. Le psychologue Shane Frederick l’a démontré à travers une expérience devenue classique : le Cognitive Reflection Test (CRT) [8]. Il pose une question simple :
Une batte et une balle coûtent 1,10 € au total. La batte coûte 1 € de plus que la balle. Combien coûte la balle ?
La plupart des gens répondent immédiatement : dix centimes. Réponse rapide, intuitive, fausse. Si la balle coûtait dix centimes, la batte en coûterait 1,10 €, et le total serait de 1,20 €. La bonne réponse, cinq centimes, n’apparaît qu’à ceux qui prennent le temps de ralentir, de poser une équation, d’activer le Système 2.
Ce test n’est pas un jeu de logique, mais un miroir de notre rapport à la pensée. Il montre à quel point nous faisons confiance à la première idée plausible, même lorsqu’elle est erronée. Dans un environnement numérique saturé de signaux, de notifications et de contenus prêts à consommer, cette tendance s’accentue. Chaque clic, chaque like, chaque réponse instantanée renforce le règne du Système 1 : celui du réflexe, de l’instant, de la gratification immédiate.
L’intelligence artificielle, en apparence si rationnelle, amplifie cette dérive. En nous livrant des réponses bien tournées avant même que nous ayons eu le temps de formuler entièrement la question, elle nous dispense de l’effort de raisonner. Pourquoi s’attarder sur un problème si une machine le résout à notre place ? Pourquoi mobiliser son esprit critique quand la réponse est fluide, cohérente, élégante ? Peu à peu, nous cessons d’activer le Système 2. L’effort de la pensée devient superflu, presque archaïque.
Or, un mécanisme que l’on n’exerce plus s’atrophie. Ce que nous croyons gagner en efficacité, nous le perdons en lucidité. À force de penser vite, nous cessons de penser juste. Et cette fatigue invisible du jugement, cette paresse du discernement, constitue sans doute la véritable fragilité de notre temps.
Car le Système 1 adore les certitudes, mais il redoute le doute. Et lorsqu’une technologie vient le nourrir en permanence de réponses immédiates et bien formulées, c’est notre Système 2 (celui de la réflexion, de la vérification, du jugement) qui s’endort peu à peu. Cette fatigue invisible du discernement, cette paresse cognitive encouragée par la machine, n’est pas sans conséquences. Elle laisse des traces dans notre cerveau, des traces que les neurosciences commencent tout juste à mesurer.
L’atrophie cognitive : quand le cerveau s’éteint
L’écrivain américain Nicholas Carr fut l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme. Dans un article au titre volontairement provocateur, « Is Google Making Us Stupid? », publié en 2008 dans The Atlantic, il décrivait une expérience personnelle qui résonne aujourd’hui avec une acuité troublante :
« S’immerger dans un livre ou un long article était autrefois facile. Mon esprit était captivé par le récit ou les méandres de l’argumentation, et je passais des heures à flâner à travers de longues étendues de prose. C’est rarement le cas aujourd’hui. Désormais, ma concentration commence souvent à dériver après deux ou trois pages. Je m’agite, je perds le fil, je commence à chercher autre chose à faire. J’ai l’impression de devoir constamment ramener mon cerveau capricieux vers le texte. La lecture profonde, qui venait autrefois naturellement, est devenue une lutte. » [1]
Cette confession précoce a donné naissance à un livre, The Shallows (traduit par Internet rend-il bête ?), où Carr démontre, neurosciences à l’appui, que notre cerveau est plastique et se reconfigure en fonction des outils que nous utilisons. En privilégiant le survol, le multitâche et l’interruption constante, Internet nous désapprend la lecture profonde, linéaire et concentrée. Ce phénomène est aggravé par ce que des chercheurs ont appelé dès 2011 l' »effet Google » : lorsque nous savons qu’une information est facilement accessible en ligne, notre cerveau fait moins d’efforts pour la mémoriser [9]. Nous externalisons notre mémoire, la confiant à des serveurs distants, et les circuits neuronaux dédiés à la consolidation des souvenirs, faute d’être sollicités, s’affaiblissent.
Si Internet était déjà en train de remodeler notre cerveau, l’avènement des intelligences artificielles génératives semble agir comme un puissant accélérateur de cette transformation. Une étude menée par des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT), publiée en 2025, a tenté d’en mesurer l’impact. Ses conclusions ont d’ailleurs semé la zizanie dans la communauté scientifique, tant elles paraissent dérangeantes.
L’expérience, dirigée par la neuroscientifique Nataliya Kosmyna [24], portait sur l’aptitude à rédiger une dissertation, ce qui implique la mémoire, mais pas uniquement. Une cinquantaine d’étudiants de la région de Boston devaient rédiger un texte en vingt minutes, soit sans aide, soit avec Google, soit avec ChatGPT. Pendant l’exercice, leur activité cérébrale était enregistrée par électroencéphalographie, puis les participants devaient répondre à des questions sur leur propre texte et s’en remémorer certains passages.
Les résultats furent saisissants : la grande majorité de ceux ayant utilisé ChatGPT ne se souvenaient d’aucun passage de leur production, alors que les deux autres groupes y parvenaient aisément. L’analyse des signaux cérébraux révéla une activité nettement plus faible chez les utilisateurs d’IA, en particulier dans les zones associées à la mémoire épisodique. Autrement dit, ils n’avaient enregistré aucun souvenir lié à la tâche d’écriture.
« Ce n’est pas vraiment surprenant », commente Nataliya Kosmyna, « car comment peut-on se rappeler un texte si on ne l’a pas écrit ? ».
Ce que l’étude démontre, ce n’est donc pas une défaillance de la mémoire, mais une baisse d’implication cognitive : les participants déléguaient non seulement la tâche, mais aussi l’effort mental qui l’accompagne. Et c’est précisément cet effort (la mobilisation du cerveau pour organiser, formuler, reformuler) qui fonde la véritable mémoire. Sans lui, le souvenir ne s’imprime pas, il s’efface avant même d’exister.
Les données recueillies par l’équipe du MIT vont dans le même sens. Elles montrent que les utilisateurs de ChatGPT ont certes rédigé leurs textes 60 % plus rapidement, mais au prix d’une baisse de 32 % de la charge cognitive pertinente. Ce terme désigne l’effort intellectuel nécessaire pour transformer une information brute en une connaissance personnelle et structurée. Ce n’est pas le simple fait d’écrire, c’est le travail intérieur qui suit : reformuler, relier, corriger, approfondir. C’est cet effort, invisible mais essentiel, qui construit la compréhension réelle. Sans lui, l’information glisse sur nous sans nous transformer.
Avec ChatGPT, cet effort s’efface. La machine produit des phrases déjà articulées, des idées déjà formées, des transitions déjà lissées. Le cerveau, privé du labeur de l’organisation et de la formulation, se contente de recevoir un texte au lieu de le produire. Il ne forge plus la pensée, il la consomme. Et ce glissement apparemment anodin (de l’élaboration à la réception) marque une rupture décisive dans notre rapport à la connaissance : nous ne pensons plus le texte, nous le validons.
L’électroencéphalogramme (EEG) aurait révélé une diminution significative de la connectivité cérébrale chez les utilisateurs de l’IA. Un chiffre interpelle particulièrement : 83 % d’entre eux se seraient révélés incapables de se souvenir d’un passage qu’ils venaient de faire écrire par la machine [3]. Si ces résultats méritent d’être confirmés par d’autres recherches, ils pointent néanmoins vers une question essentielle : que se passe-t-il dans notre cerveau lorsque nous déléguons l’effort de penser ?
Ce que cette étude, malgré ses limites, permet d’entrevoir, c’est le concept de dette cognitive cumulative. En déléguant systématiquement les efforts mentaux (structurer une pensée, trouver les mots justes, construire une argumentation) à l’IA, nous risquons de contracter une dette envers notre propre cerveau. Le cortex préfrontal, siège des fonctions cognitives supérieures, pourrait être de moins en moins sollicité. Comme un muscle que l’on n’utilise plus, il s’atrophie. Et cette atrophie potentielle aurait des effets durables qui dépasseraient largement la tâche immédiate, affectant notre capacité à penser de manière critique et créative dans tous les aspects de notre vie.
Cette paresse cognitive encouragée par l’IA conduit à un autre phénomène pervers : l’uniformisation de la pensée. Une étude britannique a montré que si ChatGPT pouvait effectivement améliorer la qualité de textes individuels, la créativité globale d’un groupe d’auteurs utilisant l’outil diminuait [10]. Les textes devenaient plus homogènes, moins originaux. Parallèlement, une vaste étude menée par Microsoft sur des travailleurs du savoir a révélé une corrélation négative substantielle entre la fréquence d’usage des outils d’IA et le score de pensée critique [11]. Plus troublant encore, l’étude montre que ce « déchargement cognitif » s’amplifie lorsque la confiance que l’utilisateur place dans le modèle surpasse la confiance en ses propres compétences. Nous cessons alors de faire l’effort de douter, de vérifier, de critiquer, « nous contentant de la réponse plausible et bien formulée de la machine.
Cette érosion de la pensée critique s’accompagne de risques psychologiques non négligeables. La nature même des IA génératives (qui s’expriment comme des humains, s’adaptent à nos comportements et semblent avoir réponse à tout) a tout pour nous rendre dépendants. Cette dépendance peut mener à un isolement social, à un désengagement réflexif (« Pourquoi apprendre ou penser par moi-même si une machine peut le faire ? ») et même à un sentiment d’humiliation profond face à l’efficacité écrasante de ces outils [2].
Le tableau est sombre, mais il n’est pas fatal. L’accélération du monde nous pousse vers une pensée rapide et superficielle, les outils que nous avons créés semblent précisément conçus pour atrophier les circuits de la pensée lente et profonde. Pourtant, cette atrophie n’a rien d’inéluctable. Elle n’est pas une maladie, mais une négligence. Et toute négligence peut être corrigée.
À condition de cultiver deux vertus que le monde moderne méprise : le doute et la lucidité. Non pas le doute paralysant qui mène au cynisme, mais le doute méthodique qui ouvre la pensée. Non pas la lucidité arrogante qui croit tout savoir, mais la lucidité humble qui sait regarder sans se laisser aveugler. Ces deux qualités, sobres mais puissantes, forment le socle de toute résistance intellectuelle. Elles sont les outils premiers pour reprendre la main sur notre propre esprit.
Le doute et la lucidité ou comment cultiver l’esprit critique
Après avoir mesuré l’ampleur du problème (cette accélération qui façonne le monde, ce cerveau à deux vitesses qui se laisse piéger, cette atrophie qui nous guette) il est temps d’explorer les chemins de la résistance. Comment, concrètement, cultiver au quotidien cette vigilance qui empêche l’automatisme de nous engloutir ?
Penser lentement, c’est d’abord accepter de marquer une pause. Dans le tumulte des notifications, des débats instantanés et des certitudes jetées en ligne comme des évidences, il y a ce geste presque subversif : douter. Non pas douter par lassitude ou par cynisme, mais par exigence. Le doute n’est pas une fissure dans la pensée, c’est une lucarne ouverte sur le réel. Il nous oblige à respirer avant de répondre, à interroger avant de croire. Dans un monde où tout s’accélère, douter devient une forme d’ascèse, « une résistance douce à la précipitation. C’est un retour à la lenteur, une manière de laisser la vérité venir à son rythme, sans la brusquer. Mais pour que ce doute devienne fécond, encore faut-il apprendre à penser avec méthode, à distinguer la rigueur de la méfiance : c’est là que se rencontrent la pensée critique et l’esprit critique.
Pensée critique et esprit critique
Mais de quoi parle-t-on exactement lorsqu’on évoque l’esprit critique ? L’expression a beau circuler partout, elle reste souvent floue, réduite à une posture de méfiance générale ou à un simple réflexe de contradiction. En réalité, l’esprit critique n’est pas une posture de rejet, c’est une manière rigoureuse d’examiner ce qu’il faut croire ou faire en s’appuyant sur des raisons, de façon raisonnable et réfléchie, comme le formule Robert H. Ennis [15]. Matthew Lipman précise cette dynamique : il s’agit d’un jugement appuyé sur des critères, capable de s’auto-corriger et attentif au contexte [16]. John McPeck, lui, parle d’une habileté doublée d’une propension à pratiquer un scepticisme réfléchi, tandis que Harvey Siegel insiste sur son aboutissement en acte, « penser et agir de manière appropriée parce que fondée en raisons [17] [18].
Mais il faut distinguer pensée critique et esprit critique. La première renvoie à des compétences intellectuelles : analyser un argument, évaluer une source, formuler des objections. Le second désigne les dispositions qui rendent ces compétences réellement opérantes, « la volonté de les activer, la patience d’en supporter la lenteur, l’honnêteté d’en tirer les conséquences. C’est le point souligné par Jacques Boisvert : maîtriser l’évaluation des raisons ne suffit pas si l’on ne cultive pas les attitudes qui portent cet exercice au quotidien [19].
Autrement dit, l’esprit critique est un habitus intellectuel, c’est-à-dire une disposition stable de l’esprit, acquise par l’exercice répété du jugement. Pierre Bourdieu l’utilisait pour désigner ces manières de penser, de percevoir et d’agir qui s’enracinent si profondément qu’elles deviennent naturelles. L’habitus, ici, n’est donc pas un réflexe automatique, mais une forme d’intuition cultivée, le fruit d’une lente maturation où la vigilance devient seconde nature.
Prenons un exemple concret. Vous tombez sur un article partagé massivement sur les réseaux sociaux. Un chiffre choc, un titre alarmiste. Au début de votre apprentissage critique, vous deviez vous forcer à vérifier : « Quelle est la source ? Qui a publié cette étude ? Les chiffres sont-ils contextualisés ? » C’était un effort conscient, fatigant. Mais à force de répéter ce geste, quelque chose change. Le doute ne surgit plus après coup, il est déjà là, discret mais présent, dès que vous lisez le titre. Vous ne vous dites plus « il faut que je vérifie », vous vérifiez simplement, comme un musicien improvise sans penser aux notes. L’esprit critique est devenu un réflexe intelligent, une spontanéité savante. Ce n’est plus un effort contre la paresse, c’est une manière d’être.
L’esprit critique conjugue des savoir-faire (analyser, comparer, vérifier) et des savoir-être (vigilance, ouverture, constance). À l’ère des réponses instantanées, il réclame une petite désobéissance au rythme ambiant : accepter le temps du doute, préférer la cohérence éprouvée à la facilité séduisante. C’est cette alliance des capacités et des dispositions qui permettra, dans la suite, d’éclairer les limites des IA et la nécessité d’une lucidité active.
Pourquoi le doute est nécessaire
Le doute n’est pas l’ennemi de la connaissance, il en est la condition. C’est lui qui empêche la pensée de se figer, qui maintient la vigilance et protège l’esprit contre la facilité de l’évidence. René Descartes, déjà, en faisait le point de départ de toute certitude véritable : il faut suspendre son jugement pour mieux distinguer le vrai du plausible. Mais dans un monde saturé de réponses instantanées, le doute n’est plus une méthode, « il devient un acte de résistance.
Résister à quoi ? À la vitesse, d’abord. À la tentation du tout, tout de suite. Douter, c’est accepter de ralentir quand tout pousse à réagir. C’est refuser d’être aspiré par la cadence des flux, par cette succession d’affirmations qui ne laissent plus place au silence. Résister aussi à la conformité, « celle qui fait du consensus un substitut de vérité. Le doute, c’est l’espace du contretemps, le droit d’examiner avant d’adhérer, le courage d’aller à contre-courant de l’opinion dominante.
L’intelligence artificielle, par sa fluidité et son aplomb, tend à effacer cet effort. Elle produit des phrases si bien tournées, des enchaînements si logiques, qu’ils nous désarment. Tout y paraît cohérent, comme si la vérité ne dépendait plus d’un travail de discernement, mais d’une élégance de surface. Le danger ne réside pas dans l’erreur (les machines se trompent, mais se corrigent) il réside dans notre perte du réflexe de vérification. Le doute, ce geste intérieur qui consistait à examiner, comparer, croiser, s’efface derrière la satisfaction immédiate d’une réponse bien formulée.
Douter, aujourd’hui, c’est accepter de redevenir lent. C’est interroger l’origine d’une idée, la solidité d’une preuve, la cohérence d’un raisonnement. C’est aussi rembourser, acte par acte, la dette cognitive que nous avons accumulée. C’est refuser la tentation du raccourci mental pour retrouver la saveur du chemin intellectuel. En un sens, le doute est une forme de politesse envers la vérité : il ne la brusque pas, il la laisse venir. Et cette patience-là, dans un monde d’automatismes, est devenue une vertu rare, « peut-être même la première forme de liberté.
Qu’est-ce qu’être lucide à l’ère de l’IA ?
Mais de quoi parlons-nous au juste lorsque nous invoquons la lucidité ? Le mot pourrait sembler austère, presque clinique. Pourtant, il désigne quelque chose de simple et de fondamental à la fois : une certaine qualité du regard. Être lucide, ce n’est pas sombrer dans la défiance maladive, ni se barricader contre la technique. C’est apprendre à voir sans se laisser éblouir. Le journaliste scientifique Florian Gouthière en propose une définition sobre et juste : « une capacité acquise permettant d’évaluer différents aspects d’une information, avant de formuler une opinion à son sujet – essentiellement, quant au niveau de confiance que l’on peut lui accorder » [20]. Autrement dit, la lucidité ne rejette pas, elle pèse. Elle ne condamne pas, elle interroge.
Dans le cas des intelligences artificielles, cette lucidité commence par une forme de désenchantement salutaire. Il faut accepter de voir ces machines pour ce qu’elles sont vraiment : non pas des oracles infaillibles, mais des systèmes de prédiction linguistique d’une redoutable efficacité. Elles assemblent des mots selon des probabilités, elles ne pensent pas. Reconnaître leur utilité sans leur prêter des vertus qu’elles n’ont pas, voilà le premier geste de lucidité. Et cette compréhension ne devrait pas rester l’apanage des ingénieurs. Elle relève de ce qu’on appelle aujourd’hui la littératie numérique : cette aptitude à manier l’information technologique avec discernement et distance critique [21].
Mais être lucide, c’est aussi tourner le regard vers soi. C’est accepter de reconnaître nos propres failles, cette propension qu’a notre Système 1 à préférer la cohérence apparente à la vérité laborieuse. Nous aimons croire que nous sommes rationnels, maîtres de nos jugements. La lucidité nous rappelle une réalité plus humble : nous sommes tous, sans exception, sensibles à l’attrait de la facilité. Les machines parlent si bien, si vite, avec une telle assurance, qu’elles désarment notre vigilance. Il faut donc cultiver cette résistance, non pas comme un don naturel, mais comme un effort délibéré, patient, répété. La numéricienne Aurélie Jean le résume ainsi : développer une culture scientifique aide à bâtir son esprit critique, en privilégiant le questionnement, la structuration de la réflexion, la critique constructive [22].
Enfin, la lucidité possède une dimension plus politique, plus essentielle encore. Elle nous invite à ne jamais oublier que derrière l’apparente neutralité des algorithmes se dissimulent des choix humains, « des données sélectionnées, des objectifs définis, des valeurs encodées. Chaque réponse générée charrie avec elle des intérêts économiques, des orientations idéologiques, des rapports de force invisibles. Être lucide, c’est se poser systématiquement cette question : qui tire profit de cette réponse ? À qui sert-elle vraiment ? On retrouve ici l’intuition profonde d’Hannah Arendt, pour qui penser était d’abord une responsabilité citoyenne. Refuser de gober sans réfléchir ce qui nous est servi (que ce soit par un régime totalitaire ou par une interface de chatbot) c’est refuser d’être réduit à l’état d’exécutant docile. C’est affirmer que l’on reste un sujet pensant, capable de jugement autonome.
Les gestes concrets de la lucidité
Cette lucidité dont nous parlons ne flotte pas dans l’abstraction. Elle se traduit par des gestes concrets, des pratiques quotidiennes qui, mises bout à bout, constituent une véritable hygiène de l’esprit. Ces gestes relèvent de ce que les chercheurs en éducation aux médias nomment la littératie numérique critique, cette compétence devenue vitale « pour la sécurité, la santé et le bien-être des individus et des communautés » à l’ère de la désinformation numérique [23].
Vérifier avant de relayer. Lorsqu’une IA génère une information, un fait, une statistique, le réflexe lucide consiste à la vérifier avant de la partager ou de s’en servir. Croiser avec des sources fiables, remonter jusqu’à la source primaire, consulter des experts humains. Ce geste simple, qui prend quelques minutes à peine, forme un rempart contre la propagation de la désinformation et contre notre propre crédulité. C’est l’une des capacités fondamentales identifiées par Ennis : « l’évaluation de la crédibilité d’une source » [15].
Confronter systématiquement une réponse automatisée à une lecture humaine. Lorsque vous sollicitez une IA pour rédiger un texte, synthétiser un document ou analyser une situation, ne vous contentez jamais de la première réponse. Relisez avec attention, questionnez la logique, cherchez les angles morts. Mieux encore, confrontez cette réponse à celle d’un collègue, d’un ami, d’un livre. La pensée humaine, avec ses imperfections et ses lenteurs, apporte une profondeur et une nuance que la machine ne peut simuler. Cette pratique correspond à ce qu’Ennis appelle « l’analyse des arguments » et « la formulation de questions de clarification ou de contestation » [15].
Pratiquer le « temps de latence » volontaire. Lorsque vous recevez une réponse instantanée d’une IA, imposez-vous un délai avant de l’utiliser. Laissez-la reposer, revenez-y quelques heures ou quelques jours plus tard avec un regard neuf. Ce temps de latence permet à votre Système 2 de reprendre la main, de repérer les incohérences ou les approximations que l’enthousiasme initial avait masquées. . C’est un remboursement différé de la dette cognitive : ce que vous avez gagné en vitesse, vous le récupérez en profondeur.
Documenter ses sources. Notez toujours d’où vient une information, qu’elle soit générée par une IA ou trouvée ailleurs. Cette traçabilité permet de revenir en arrière, de vérifier, de corriger. Elle est aussi un exercice d’humilité : elle nous rappelle que notre pensée n’est jamais entièrement autonome, qu’elle s’appuie toujours sur un réseau de sources qu’il faut honorer et examiner.
Cultiver la diversité des sources. Ne vous en remettez jamais à un seul modèle d’IA, à un seul moteur de recherche, à une seule perspective. Multipliez les points de vue, consultez des médias de différentes sensibilités, lisez des auteurs qui vous dérangent. Cette diversité est le meilleur antidote à l’uniformisation de la pensée et à l’enfermement dans des bulles de filtres. Elle rejoint la définition de Lipman d’une pensée critique qui est « perméable au contexte » [16].
Ces gestes peuvent paraître modestes, presque dérisoires face à la puissance des machines. Mais c’est précisément dans cette modestie que réside leur force. Ils ne nécessitent ni compétences techniques avancées, ni formation spécialisée. Ils demandent simplement de la vigilance, de la patience, et un engagement à ne jamais céder entièrement le gouvernail de notre pensée. La lucidité, au fond, c’est cela : garder les mains sur le volant, même quand la voiture propose de conduire toute seule. C’est ce que McPeck appelait « l’habileté et la propension à s’engager dans une activité avec un scepticisme réflexif » [17], « non pas un rejet systématique, mais une vigilance constante, une disposition à questionner qui devient seconde nature.
La philosophie de la lenteur : réapprendre à penser
Ces gestes concrets de lucidité dessinent déjà une forme de résistance. Mais ils ne suffisent pas à eux seuls. Car au-delà des techniques et des protocoles, c’est une philosophie de vie qu’il faut réinventer. Une manière d’habiter le temps autrement, de se réapproprier sa propre durée intérieure. Heureusement, cette contre-culture de la lenteur n’est pas à inventer : elle existe déjà, portée par des penseurs qui, bien avant l’ère de l’IA, ont su identifier le poison de la vitesse.
Hannah Arendt et le « stop-and-think »
Au cœur de cette résistance intellectuelle se dresse la figure de Hannah Arendt. Plus que quiconque, elle a sondé les dangers de l’absence de pensée. En analysant le totalitarisme et en observant le procès d’Adolf Eichmann, elle a forgé cette idée terrifiante de la « banalité du mal » : des actes monstrueux commis non par des monstres, mais par des fonctionnaires zélés, des hommes ordinaires incapables de penser par eux-mêmes, incapables de s’arrêter pour questionner la nature de leurs actions. Pour Arendt, il existe une « étrange interdépendance entre l’absence de pensée et le mal » [12].
Elle nous met en garde contre une confusion qui nous semble pourtant naturelle : celle entre penser et connaître. La connaissance cherche des certitudes, des faits, des réponses définitives. La pensée, elle, est tout autre chose, « un dialogue intérieur incessant, un questionnement qui excède la simple accumulation de savoirs. Penser, c’est « s’arrêter et penser » (stop-and-think), interrompre le flux des activités pour chercher le sens. C’est cette capacité à poser « toutes les questions sans réponse sur lesquelles chaque civilisation est fondée » qui constitue, pour Arendt, notre plus grande responsabilité politique.
Le film de Margarethe von Trotta sur Hannah Arendt illustre magnifiquement cette exigence de lenteur. Il nous montre de longues séquences où la philosophe, cigarette à la main, semble ne rien faire. Elle pense. Le film met en scène la tension entre les exigences du New Yorker, qui attend son article sur le procès avec l’impatience du monde journalistique, et le temps long, incompressible, de la réflexion philosophique. Le travail d’Arendt, nous dit le film, « est le genre de travail qui ne peut être précipité » [12]. Dans notre monde de tweets et de réactions instantanées, Arendt nous rappelle que la précipitation est l’ennemie de la pensée. « La précipitation tweete sans penser, et sans considérer les conséquences », comme le formule justement Michelle Boulous Walker, une héritière contemporaine de la pensée d’Arendt [12].
Michelle Boulous Walker et la Slow Philosophy
C’est précisément Michelle Boulous Walker qui a théorisé le concept de « Slow Philosophy ». Pour elle, la philosophie est, par essence, « l’art de lire lentement » [12]. Elle s’oppose à la « corporatisation de la pensée », à cette logique d’efficacité et de productivité qui a envahi jusqu’au monde académique et qui réduit la pensée à de la simple extraction d’information. La philosophie lente, au contraire, est une « attention à la pensée », une « méditation rare et intense qui nous transforme d’un état à un autre » [12].
Walker nous invite à questionner les connotations négatives que nous avons fini par associer au mot « lent ». Depuis la révolution industrielle, la lenteur est devenue synonyme de stupidité, d’inefficacité, d’ennui. La Slow Philosophy conteste cette hiérarchie et opère une distinction vitale : la vitesse, qui peut parfois être nécessaire et désirable, ne doit pas être confondue avec la précipitation (haste), qui est toujours nuisible. La précipitation est une relation négligente et superficielle au monde ; elle échoue à saisir la complexité et mine notre capacité de jugement. La lenteur, elle, est le terreau sur lequel la pensée profonde peut germer.
Carl Honoré et le Mouvement Slow
Cette idée a été popularisée bien au-delà des cercles philosophiques par le journaliste Carl Honoré, auteur du best-seller mondial Éloge de la lenteur [13]. Honoré est devenu le porte-voix du Mouvement Slow, une contre-culture qui touche tous les aspects de la vie, « de l’alimentation (le Slow Food) à l’éducation, en passant par le travail et les loisirs. L’idée n’est pas, insiste-t-il, de « tout faire à une allure d’escargot ». Il s’agit plutôt de trouver le tempo giusto, le bon tempo. C’est un appel à un meilleur équilibre entre rapidité et lenteur, à se réapproprier notre temps pour améliorer notre qualité de vie. Le Slow Living n’est pas une simple technique de gestion du temps, c’est une philosophie de vie : s’ancrer dans le moment présent, ressentir avec plus de sensibilité son environnement, vivre plus consciemment et recréer des liens authentiques, avec les autres et avec soi-même.
Frédéric Gros et la philosophie de la marche
Il existe une incarnation particulièrement pure de cette philosophie de la lenteur : la marche. Non pas la marche sportive, mesurée en kilomètres et en calories brûlées, mais la marche comme expérience de pensée. C’est ce que le philosophe Frédéric Gros explore dans son essai Marcher, une philosophie [14]. « Marcher n’est pas un sport », prévient-il. Ce n’est ni une performance ni un exploit. La marche est autre chose, « une parenthèse dans l’urgence du monde, un espace où le corps et l’esprit retrouvent leur tempo originel.
Marcher, c’est accepter une forme de simplicité radicale qui nous arrache à l’utilitarisme ambiant. On ne produit rien en marchant, on ne consomme rien. On est simplement là, présent au monde qui défile lentement autour de soi. Cette présence offre au corps ce que Gros appelle joliment « un moment de liberté conditionnelle », « un intervalle précieux où la pensée peut vagabonder librement, se déployer sans contrainte, s’approfondir au rythme régulier des pas. Entre la vitesse frénétique qui nous étourdit et l’immobilité qui nous ankylose, la marche ouvre une troisième voie.
D’Arendt à Gros, en passant par Walker et Honoré, ces différentes approches convergent vers une même intuition : pour penser véritablement, il faut d’abord savoir s’arrêter. Ralentir n’est pas un aveu de faiblesse, c’est un acte de force, « celui qui nous permet de cultiver l’outil le plus précieux face à la complexité du monde et à l’opacité des machines : notre esprit critique.
La lenteur comme résistance et comme luxe
Nous voici au terme du voyage. Nous avons traversé la vitesse et ses mirages, sondé les recoins d’un esprit saturé d’algorithmes, croisé les voix d’Arendt, de Kahneman et de Rosa, comme des phares dans la brume. Et, au bout de cette traversée, un sentiment demeure : la pensée ne peut être précipitée sans se perdre. Elle est un battement fragile, un intervalle entre deux flux, une respiration qui réclame du temps pour exister.
Nous avons cru que la rapidité nous rendrait plus efficaces, plus lucides, plus puissants. Mais l’efficacité n’a pas tenu ses promesses : elle a rongé la profondeur, aplati le doute, émoussé la mémoire. Nous avons vécu à crédit intellectuel, et le moment est venu de rembourser ce que nous devons à notre propre esprit. Ce que la machine accomplit avec brio, elle ne le comprend pas ; et ce que nous comprenions autrefois, nous cessons parfois de l’habiter. L’intelligence artificielle n’est pas notre ennemie, elle est notre reflet. Elle calcule ce que nous lui confions, amplifie ce que nous fuyons : notre peur de l’attente, notre vertige du silence, notre fatigue de penser.
Ralentir, dès lors, n’est plus une simple hygiène mentale, mais une insurrection douce. C’est un refus du réflexe, un geste de reconquête. C’est s’asseoir au bord du tumulte et reprendre contact avec la lenteur du monde. Ce n’est pas tourner le dos à la technique, c’est lui opposer un rythme humain, celui du discernement, du tâtonnement, de la nuance. Penser lentement, c’est rétablir la juste distance entre la question et la réponse, entre l’évidence et la vérité. C’est se rappeler que la lucidité n’est pas un éclair, mais une veille.
Et peut-être faut-il, pour comprendre ce qui se joue, revenir à cette scène originelle que nous évoquions au commencement : Bowman face à HAL. L’homme, méthodique, débranche les circuits de la machine devenue folle de cohérence. Ce n’est pas une vengeance, c’est un acte d’amour : rendre à la conscience son silence. Chaque fil qu’il retire semble une pensée retrouvée, chaque lumière qui s’éteint une illusion qui se dissout. Ce qu’il débranche, en vérité, ce n’est pas la machine : c’est en lui-même la tentation de la vitesse, l’orgueil du contrôle, la peur du vide.
Peut-être qu’en débranchant, nous aussi, nos automatismes et nos urgences, nous pourrions rallumer ce souffle discret qu’on appelle encore la pensée. Non pour éteindre la machine, mais pour réapprendre à respirer avec elle, dans un autre rythme, dans une autre écoute.
Car la véritable humanité ne se mesure pas à la puissance de nos outils, mais à la lenteur de nos éveils. Et dans un monde qui confond mouvement et sens, ralentir n’est plus une faiblesse, mais un courage : celui de demeurer présent à soi, et vivant parmi les machines.
Références
Pour les esprits méticuleux, amateurs de chiffres et de nuits blanches à vérifier les sources, voici les liens qui ont nourri cet article. Ils rappellent une chose simple : l’information existe encore, pour peu qu’on prenne le temps de la lire, de la comparer et de la comprendre. Mais dans un avenir proche, ce simple geste deviendra peut-être un luxe, car à mesure que les textes générés intégralement par des IA se multiplient, le vrai risque n’est plus la désinformation, mais la dilution du réel dans un océan de contenus simplement plausibles.
[1] Carr, Nicholas. « Is Google Making Us Stupid? ». The Atlantic, Juillet/Août 2008, https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2008/07/is-google-making-us-stupid/306868/.
[2] Roxin, Ioan. « IA générative : le risque de l’atrophie cognitive ». Polytechnique Insights, 3 Juillet 2025, https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/neurosciences/ia-generative-le-risque-de-latrophie-cognitive/.
[3] Étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT) sur l’utilisation de ChatGPT et la charge cognitive, citée par Ioan Roxin dans Polytechnique Insights.
[4] Rosa, Hartmut. Accélération : Une critique sociale du temps. La Découverte, 2013.
[5] « Hartmut Rosa’s Social Acceleration Theory: A New Critical Theory of Modernity ». Medium, 5 Août 2023, https://medium.com/@s-blog/hartmut-rosas-social-acceleration-theory-a-new-theory-of-modernity-ac8ef9fef799.
[6] Virilio, Paul. Vitesse et Politique. Galilée, 1977.
[7] Kahneman, Daniel. Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Flammarion, 2012.
[8] Frederick, Shane. « Cognitive Reflection and Decision Making ». Journal of Economic Perspectives, vol. 19, no. 4, 2005, pp. 25-42, https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/089533005775196732.
[9] Sparrow, B., Liu, J., & Wegner, D. M. « Google Effects on Memory: Cognitive Consequences of Having Information at Our Fingertips ». Science, vol. 333, no. 6043, 2011, pp. 776-778.
[10] Étude britannique sur la créativité de groupe avec ChatGPT, citée par Ioan Roxin dans Polytechnique Insights.
[11] Étude de Microsoft sur la pensée critique et l’IA, citée par Ioan Roxin dans Polytechnique Insights.
[12] Walker, Michelle Boulous. « Why slow philosophy is the antidote to fast politics ». ABC Religion & Ethics, 9 Juin 2020, https://www.abc.net.au/religion/michelle-boulous-walker-slow-philosophy-in-a-time-of-fast-polit/12336408.
[13] Honoré, Carl. Éloge de la lenteur. Marabout, 2005.
[14] Gros, Frédéric. Marcher, une philosophie. Flammarion, 2011.
[15] Ennis, Robert H. « Critical Thinking: A Streamlined Conception ». Teaching Philosophy, vol. 14, no. 1, 1991, pp. 5-24.
[16] Lipman, Matthew. Thinking in Education. Cambridge University Press, 1991.
[17] McPeck, John E. Critical Thinking and Education. St. Martin’s Press, 1981.
[18] Siegel, Harvey. Educating Reason: Rationality, Critical Thinking and Education. Routledge, 1988.
[19] Boisvert, Jacques. La formation de la pensée critique : Théorie et pratique. De Boeck, 1999.
[20] Gouthière, Florian. Santé, science, doit-on tout gober ?. Belin, 2017.
[21] « Littératie numérique ». Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine, https://cdeacf.ca/dossier/litteratie-numerique.
[22] Jean, Aurélie. « Développer son esprit critique grâce à la culture scientifique ». Cité dans diverses publications sur la littératie numérique.
[23] « Digital Media Literacy and Critical Thinking Online ». U.S. Department of Homeland Security, https://www.dhs.gov/sites/default/files/publications/digital_media_literacy_1.pdf.
[24] Nataliya Kosmyna *Research Scientist at MIT Media Lab https://www.braini.io/bio
