Les geôliers de nous-mêmes

À la suite de la publication la semaine dernière de mon article « Ai-je quelque chose à cacher », plusieurs questions m’ont été adressées, prolongeant la réflexion. Pourquoi abandonnons-nous si aisément notre intimité, même lorsque nous savons ce que cela implique ? Quelles valeurs profondes délaissons-nous en cédant à cette transparence imposée ? Que devient l’individualité si elle n’est plus protégée ? Et surtout, que dit de notre époque cette nouvelle servitude volontaire qui nous conduit à devenir les geôliers de nous-mêmes ?

Ces interrogations m’ont poussé à écrire le texte qui suit, comme une suite nécessaire. Non pour répéter, mais pour approfondir, en explorant les dimensions philosophiques, existentielles et symboliques de cette étrange évolution où nous acceptons, parfois avec résignation, parfois avec insouciance, de livrer ce qui nous constitue le plus intimement.

Pourquoi, même quand on le sait, abandonne-t-on si aisément notre intime aujourd’hui ?

Nous savons. Nous lisons les alertes, nous entendons les avertissements, nous voyons passer les scandales. Pourtant, au moment de cliquer, nous cédons. Un geste rapide, un réflexe devenu banal : « accepter les cookies », « partager ma localisation », « continuer avec Google ». La lucidité s’efface devant la commodité.

Cet abandon de l’intime n’est pas un choix réfléchi, mais le résultat d’un conditionnement progressif. Les plateformes ont façonné des interfaces où la vigilance est rendue coûteuse et la capitulation facile. Les fameux dark patterns, ces ruses de design qui orientent nos décisions à notre insu, jalonnent nos écrans : le bouton « Tout accepter » mis en avant, la fermeture d’un compte rendue labyrinthique, la case pré-cochée qu’il faut décocher. Ces artifices exploitent nos biais cognitifs, notre paresse et notre peur de manquer.

À cela s’ajoute une fatigue cognitive : paramétrer chaque option ou lire des conditions générales interminables réclamerait une énergie que nous n’avons plus, saturés par le flux.

Puis une illusion : croire que nos petites habitudes n’intéressent personne, que nous sommes trop insignifiants pour être réellement surveillés. Or, c’est justement l’accumulation de détails banals qui nourrit la puissance des profils.

Enfin, il existe une pression psychologique subtile : le FOPO (Fear Of People’s Opinions), la peur du regard des autres. Ne pas publier, ne pas s’exposer, ne pas « jouer le jeu » peut sembler étrange, presque suspect. Nous redoutons d’être perçus comme en retrait, voire marginaux. Alors nous cédons, non par conviction, mais par conformisme social.

Nous ressemblons à Narcisse, fasciné par son reflet : il croit contempler une image qu’il contrôle, mais il s’y perd. De la même façon, nous nous croyons libres dans nos partages, alors que nous sommes happés par le miroir numérique qui nous conditionne.

Ainsi, même avertis, nous cédons. Non par ignorance, mais par façonnement. Reste à comprendre ce que ce renoncement emporte avec lui.

Quelles valeurs ontologiques délaisse-t-on ce faisant ?

Renoncer à son intimité n’est pas céder un détail pratique, c’est fragiliser des valeurs fondamentales de l’existence humaine.

Nous délaissons l’intériorité : cet espace où l’on peut penser, aimer, douter hors de tout regard. Quand chaque geste est archivé, l’intériorité se réduit comme peau de chagrin.

Nous délaissons l’oubli : capacité essentielle à se réinventer. Oublier, c’est se libérer d’une erreur, recommencer une histoire, pardonner. La mémoire humaine est sélective : elle trie, hiérarchise, efface ce qui n’a plus de sens, et conserve ce qui nourrit l’avenir. C’est cet oubli actif qui rend possible le pardon et la renaissance. La mémoire numérique, au contraire, conserve tout sans discernement. Elle impose un passé figé, qui ne peut plus être retravaillé par la conscience. Elle remplace le fil vivant de notre récit intérieur par un enregistrement brut, objectif en apparence mais mutilant dans sa rigidité. Elle nous condamne à revivre indéfiniment nos traces, comme Sisyphe contraint de pousser son rocher sans fin. Mais à la différence du héros antique, nous n’avons même plus l’espace de révolte qu’évoquait Camus : le rocher numérique ne retombe jamais, il s’accumule, et chaque nouvelle donnée renforce le poids des précédentes.

Nous délaissons aussi la pluralité. Dans le monde physique, nous ne parlons pas à un professeur comme à un ami. Pessoa appelait cela l’hétéronomie : cette faculté d’être plusieurs à la fois, de se déployer en voix distinctes, chacune ayant sa légitimité. Mais dans l’univers numérique, toutes ces voix sont fondues en une seule image homogène. Cette richesse se perd, et avec elle notre capacité à être multiples.

Enfin, nous délaissons l’autonomie. Être autonome, ce n’est pas seulement agir sans contrainte extérieure, c’est aussi décider par nous-mêmes ce que nous révélons et ce que nous préservons. Or, dans l’univers numérique, cette frontière se dissout : nos gestes, nos goûts, nos hésitations sont traduits en données qui parlent pour nous, parfois mieux que nous-mêmes. Nous croyons vouloir tel produit, regarder telle vidéo, explorer tel sujet, alors que ces envies ont été discrètement orientées par des algorithmes qui connaissent nos failles mieux que nous. L’autonomie ne disparaît pas brutalement, elle s’érode par petites touches, remplacée par une liberté factice où l’on choisit seulement parmi ce qui a été préparé pour nous.

Ainsi, nous perdons sur deux fronts : d’un côté, l’autonomie, la liberté d’être soi et de décider pour soi ; de l’autre, l’hétéronomie, la liberté d’être plusieurs et de choisir quel visage montrer. Nous cessons d’être à la fois des auteurs et des acteurs, pour devenir des silhouettes transparentes, calculables et homogènes.

Cette double dépossession révèle une mutation plus profonde encore : celle de notre rapport au temps. Car perdre l’autonomie et l’hétéronomie, c’est aussi perdre la maîtrise de notre temporalité, le pouvoir de laisser mourir nos erreurs et renaître nos possibles.

Quand le temps cesse d’être réversible

L’un des drames de l’exposition numérique est qu’elle bouleverse notre rapport au temps. Dans la vie réelle, chaque instant se consume et disparaît, laissant place à un autre. L’oubli est la respiration de l’existence : il permet de se libérer, de recommencer, de renaître.

Mais dans l’univers numérique, le temps se fige. Chaque geste est archivé, chaque mot inscrit, chaque image conservée. Rien ne se défait. Ce qui devait être un instant devient une trace, et cette trace devient une donnée éternelle. Nous pensions publier dans l’éphémère, nous gravons en réalité dans une pierre qui ne s’use pas.

C’est une temporalité paradoxale : elle impose à la fois la frénésie de l’instantané et la lourdeur de la permanence. L’instantané, parce que nous devons réagir vite, être présents, visibles, sous peine de disparaître dans le flux. La permanence, parce que tout ce que nous laissons derrière nous continue d’exister, indéfiniment réactivé, réinterprété, réutilisé.

Ainsi, le numérique nie le caractère réversible de l’existence. Là où l’oubli permettait de se réinventer, nous voilà condamnés à vivre sous le poids de nos propres archives. Nos erreurs ne vieillissent plus, nos maladresses ne s’effacent plus, nos visages passés ne se dissolvent plus dans le cours du temps.

Nous ne sommes plus portés par le flux du devenir, mais retenus dans une éternité figée. Et dans ce paradoxe – instantanéité sans répit, permanence sans oubli – se joue une nouvelle forme de captivité : celle d’un présent saturé qui ne laisse plus de place à la métamorphose.

Qu’implique la notion d’individu(alité) qu’on refuse de préserver ?

Après les conditions générales de l’être, regardons ce qui se joue pour chacun, au plus près de la conscience et du récit de soi.

Un individu n’est pas la simple addition de ses gestes observables, ni la courbe statistique de ses comportements quotidiens. Il est une singularité irréductible, c’est-à-dire quelque chose qui excède toujours ce que l’on peut mesurer ou représenter de lui. Un être humain, c’est une histoire qui s’écrit dans le temps, traversée de contradictions, de ruptures, de recommencements. C’est une conscience capable de se regarder elle-même, de se juger, de se transformer.

Cette conscience n’est pas seulement mémoire, elle est aussi oubli. Elle choisit ce qu’elle garde et ce qu’elle laisse disparaître. Elle hiérarchise, elle interprète, elle réécrit. C’est elle qui donne sens à nos expériences en les reliant, et qui nous permet de ne pas être prisonniers de chaque instant isolé. Or, la mémoire numérique, qui conserve tout sans discernement, menace cette faculté. Elle impose un passé figé, qui ne peut plus être retravaillé par la conscience.

En refusant de protéger cette individualité, nous acceptons une réduction : nous devenons des profils exploitables. Chaque détail, chaque clic, chaque hésitation est transformé en matière première. Nous cessons d’être des sujets imprévisibles, capables de détourner la trajectoire, et nous devenons des ressources calculables, inscrites dans une logique d’exploitation.

Cette perte entraîne aussi la fin de la métamorphose. Être un individu, c’est pouvoir changer de visage, réinventer son rapport au monde, choisir quel rôle assumer. Mais les portraits numériques, en accumulant nos traces, nous figent dans une identité prédite par nos comportements passés. Le futur devient un prolongement du déjà-vécu, et l’imprévu se réduit à une marge infime.

Nous ressemblons alors à Prométhée enchaîné : son foie, sans cesse régénéré, est éternellement dévoré par l’aigle. De la même façon, nos données, sans cesse régénérées par nos gestes quotidiens, nourrissent un système qui se repaît de nous.

Préserver son individualité, c’est refuser cette réduction. C’est affirmer que l’humain n’est pas une donnée exploitable, mais un être capable de surprise, d’inattendu, de rupture. Sans cette préservation, nous perdons notre dignité même, mais aussi la mémoire sélective qui fait de nous des êtres de narration et de transformation, et non de simples archives vivantes.

La réduction de l’individu n’est pas un accident, elle résulte d’un régime de pouvoir devenu intime. Ce basculement n’est pas seulement une affaire de données ou de profils : il traduit l’émergence d’un pouvoir inédit, qui ne nous contraint plus de l’extérieur mais s’installe en nous, au cœur même de nos gestes et de nos pensées.

Que dit de notre évolution cette nouvelle servitude volontaire ?

Elle dit que nous avons changé de régime de pouvoir. Autrefois, la contrainte venait de l’extérieur : interdits, censures, lois visibles. Aujourd’hui, elle est intériorisée. Nous n’avons plus besoin d’être surveillés en permanence : nous nous surveillons nous-mêmes.

Mais ce basculement n’est pas le fruit d’un hasard, il résulte d’un dressage patient. Les interfaces nous ont habitués à céder, les récompenses sociales nous ont incités à nous montrer, les algorithmes ont orienté nos choix sans bruit. Pas à pas, nous avons appris à ajuster nos comportements à ce que la machine attend de nous. Nous avons été dressés à la transparence, comme des animaux apprennent à exécuter un geste par répétition et récompense.

Cette servitude est dite « volontaire » parce qu’elle ne repose pas sur la force, mais sur la séduction et la fluidité. Nous nous croyons libres, tout en suivant des chemins balisés par d’autres. Nous acceptons d’être orientés par des notifications, des recommandations, des flux qui exploitent nos vulnérabilités.

C’est une forme de panoptique moderne, comme celui qu’avait imaginé Bentham. Mais ici, le gardien n’a même plus besoin de regarder : nous avons intégré son regard. Nous sommes devenus nos propres geôliers. Nous censurons nos paroles avant de les écrire, nous filtrons nos photos avant de les publier, nous réprimons nos gestes avant même que quiconque ne nous observe. La surveillance n’est plus seulement un dispositif extérieur, elle est devenue un réflexe intérieur.

Cette évolution dit beaucoup de notre époque : nous avons troqué la liberté incertaine pour le confort du cadre, l’imprévisibilité pour la prévisibilité, la pluralité de nos voix pour l’uniformité d’un profil. Et si nous n’y prenons pas garde, nous ne dirons plus : « je n’ai rien à cacher ». Nous finirons par dire : « je n’ai plus rien à préserver ». Ce jour-là, nous ne serons plus seulement observés : nous serons complices de notre propre captivité.

Pourquoi cet irrépressible besoin de nous exhiber tout en croyant montrer notre singularité ?

Ce dressage a trouvé un terrain d’autant plus fertile qu’il s’enracine dans des réflexes très anciens, inscrits en nous depuis la nuit des temps. Car notre besoin de nous montrer, tout en croyant affirmer notre singularité, n’est pas une invention des plateformes : c’est une mécanique archaïque que le numérique a su amplifier.

Autour du Feu primitif, l’homme n’existait que par le regard des autres. Être vu, c’était appartenir au cercle ; disparaître dans l’ombre, c’était s’exposer à la mort. Ce réflexe archaïque demeure en nous : chaque « like » est une étincelle de ce feu ancien qui nous rassure, qui confirme que nous faisons encore partie de la tribu.

Puis vint le Miroir collectif. L’homme apprit à s’imiter lui-même pour ne pas risquer l’exclusion. Se montrer, ce n’était plus seulement apparaître, mais ressembler. La singularité affichée n’était qu’un masque conforme, une variation permise par la mode du moment. Mieux valait être une copie acceptée qu’un visage effacé.

Enfin surgit l’ombre d’Icare. L’homme ne voulut plus seulement être vu ni accepté, il voulut briller davantage. Ses ailes, faites du regard des autres, le portaient aussi haut que l’attention le soutenait. Mais à mesure qu’il s’élevait, il devenait dépendant de cette lumière fragile. Et quand le flux se détournait, il retombait, prisonnier de son propre orgueil.

Ainsi, notre époque rejoue inlassablement ce triptyque : le Feu (le besoin archaïque d’être vu), le Miroir (l’exigence d’appartenir), et Icare (la tentation de dominer par l’exposition). Nous croyons montrer notre singularité, mais ce que nous offrons n’est souvent qu’une uniformité maquillée, dictée par les anciens maîtres que nous n’avons jamais cessé de servir.

Combien de temps encore resterai-je capable de préserver ce qui fait de moi un être libre ?

Nous vivons aujourd’hui dans un étrange bestiaire d’images et de mythes revisités. Comme Narcisse, nous nous penchons sur le miroir numérique, fascinés par un reflet que nous croyons contrôler, mais qui nous engloutit peu à peu. Comme Sisyphe, nous portons le fardeau d’une mémoire sans oubli : chaque donnée accumulée ajoute son poids au rocher, qui ne redescend jamais et écrase notre présent sous la répétition du passé. Comme Prométhée, nous voyons nos données se régénérer sans fin, offertes en pâture à un système qui se nourrit de notre intimité comme l’aigle se repaissait de sa chair. Comme dans le Panoptique, nous vivons sous l’œil invisible d’algorithmes-gardiens, mais pire encore : nous avons appris à devenir nos propres geôliers, à anticiper ce regard, à nous dresser nous-mêmes dans la conformité. Et enfin, comme l’avait pressenti Pessoa, nous perdons notre hétéronomie : la richesse d’être plusieurs, de garder nos masques, nos visages multiples. Nous sommes réduits à une image uniforme, lissée, totalisée.

Ce faisceau de mythes dit une seule et même chose : nous ne perdons pas seulement des données, nous perdons des dimensions essentielles de notre humanité. L’intériorité qui nous permet de penser sans témoin. L’oubli qui rend possible la renaissance. L’autonomie qui nous donne la force d’être nous-mêmes. L’hétéronomie qui nous autorise à être plusieurs à la fois.

La servitude numérique n’a pas besoin de chaînes, elle a besoin d’habitudes. Elle ne s’impose pas par la violence, mais par le confort, la fluidité, la séduction. C’est un dressage patient, qui nous apprend à céder sans même nous en rendre compte, jusqu’à ce que nous finissions par trouver normal de nous priver de ce qui nous constituait.

Et si un jour nous n’avons plus rien à préserver, alors il ne restera de nous que des profils calculables, des archives figées, des ombres dociles projetées sur les parois d’un monde que nous n’aurons même plus la force d’interroger.

La vraie question n’est donc plus : « ai-je quelque chose à cacher ? », mais : « combien de temps encore resterai-je capable de préserver ce qui fait de moi un être libre ? » Et la réponse dépend moins des machines que du courage de chacun à relever la tête, à dire non, et à reconquérir l’espace intérieur où se forge la dignité humaine.