La cigale de La Fontaine est morte, vive le parasite.
Les fourmis ont consolidé le monde pendant des siècles. Elles ont assaini les marécages, relevé les pierres, tracé les plans, ouvert les routes, guéri les corps, transmis les savoirs, protégé les plus faibles. Elles ont bâti patiemment ce que d’autres ont trop vite cru acquis : des infrastructures, des institutions, une culture de l’effort et de la responsabilité. Elles ont façonné la modernité sans jamais chercher la lumière, trop occupées à maintenir debout ce que l’orgueil des hommes menaçait de faire tomber.
Aujourd’hui, elles sont encore là. Invisibles, discrètes, épuisées, et surtout désabusées. Elles traversent les couloirs des hôpitaux aux heures grises, entretiennent les lignes de production, remplissent les classes, les comptes, les silences. Elles conçoivent dans l’ombre, corrigent, préviennent, anticipent, sans jamais hausser la voix. Ingénieurs, médecins, enseignants, agriculteurs, chercheurs, artisans, développeurs, comptables, logisticiens : tous ceux qui bâtissent sans bruit, et sans illusions. Ils tiennent la société comme d’autres tiennent une corde au-dessus du vide, sans applaudissements, sans assurance, et surtout, sans relais.
Mais pendant que les fourmis tenaient le monde à bout de bras, une autre espèce, autrefois insignifiante, s’est métamorphosée en parasite arrogant. La cigale de La Fontaine n’était qu’une enfant légère ; sa descendante contemporaine est devenue une stratège perverse, experte en victimisation performative, exigeant toujours plus, sans mémoire, sans devoir, sans limite. Elle ne demande pas à participer, elle exige qu’on lui déroule le tapis rouge. Elle ne cherche pas la justice, mais l’exception. Elle ne revendique pas sa part d’humanité, elle construit des minorités comme d’autres érigent des bastions : pour s’y retrancher, y régner, s’y rendre intouchable.
Chaque souffrance devient un identifiant, chaque écart une identité. Plus la fracture est fine, plus elle est exploitable. Ce qui jadis rassemblait – la condition humaine, l’effort commun, le partage du réel – est méthodiquement dissous dans un kaléidoscope de susceptibilités entretenues. Elle segmente, divise, fragmente tout ce qu’elle touche. Elle atomise l’universel pour régner sur ses débris.
Et toujours, elle réclame. Plus fort. Plus haut. Quoi qu’il en coûte. Le coût, de toute façon, sera pour d’autres. Pour ceux qui construisent, réparent, transmettent. Elle s’indigne à la vitesse des réseaux. Elle vit d’écrans, d’échos, de dopamine. Elle s’abrutit dans une marée de contenus absurdes, se piquant chaque jour à la nouveauté la plus vaine, comme un toxicomane numérique qui ne sait plus ce qu’il cherche, mais ne supporte plus d’arrêter.
Elle ne sait plus ce qu’est l’être. Elle ne veut plus que paraître.
Et face à cela, l’État, autrefois principe d’ordre et de justice, s’est mué en cigale institutionnelle. Il ne gouverne plus. Il ne gère plus. Il ne dirige plus. Il ne pense plus. Il ne fait que compenser. Ce qui fut une architecture collective est devenu un organisme réflexe, obsédé par la stabilité immédiate, sourd au réel.
Il ne consulte plus les faits, il scanne les tendances. Il ne tranche plus selon le droit, mais selon le bruit. Sa seule boussole est ce qui se dit sur les réseaux sociaux – cette nouvelle forme d’égout, où tout flotte au même niveau : la bêtise, la souffrance, la colère fabriquée, l’analyse rigoureuse. Il ne distingue plus nuance d’hystérie, savoir de slogan, car tout y est nivelé, déversé, oublié.
Dans ce cloaque numérique, l’État ne tient plus sa parole, il change ses hashtags. Il ne gouverne pas une nation, il modère une plateforme. Il ne construit pas, il surfe. Chaque jour, il improvise un chèque, une prime, une annonce, quoi qu’il en coûte, pourvu que l’algorithme se calme. Il ne protège plus les fondations, il éponge les débordements.
Et pendant qu’il se donne en spectacle, l’État laisse mourir ce qu’il prétend défendre. Les services s’effondrent. Les écoles désapprennent. Les hôpitaux s’épuisent. Les jeunes talents fuient. Il temporise. Il communique. Mais sous le vernis, tout se fissure. Et ceux qui produisent encore savent que l’on ne peut éternellement gouverner contre les fourmis.
Alors les fourmis s’effacent. Non par colère. Non par vengeance. Mais par lucidité. Elles ne protestent pas, ne crient pas. Elles ferment, vendent, n’embauchent plus. Elles réduisent la voilure, s’éloignent. D’autres restent, mais décrochent. Elles ralentissent, s’isolent, transmettent de moins en moins. Elles n’enseignent plus la valeur de l’effort, car elles savent qu’il n’est plus reconnu, ni récompensé, parfois même suspect.
Certaines s’exilent. D’autres s’éteignent. Les jeunes, eux, ne rêvent plus d’être utiles, mais d’être vus. Ils ne veulent plus bâtir, mais capturer l’attention.
Et personne ne s’en émeut. Le silence ne fait pas la une. Le départ n’indigne pas. L’abandon n’est pas spectaculaire. Tant que les écrans s’allument, que les flux tournent, que les prélèvements tombent, tout semble sous contrôle. Mais ceux qui regardent voient déjà les creux. Les concours désertés, les métiers abandonnés, les vocations fuyantes. Les profs démissionnent, les médecins partent, les artisans ferment. La société ne brûle pas. Elle s’effondre à bas bruit.
Et ceux qui restent savent, sans le dire, que ce retrait est un verdict.
Le système ne s’effondrera pas demain. Il s’effondre déjà. Lentement. Par petites brèches. Par fuites silencieuses. Ce n’est pas une crise. C’est une érosion. Pas un choc. Une perte lente de substance, d’énergie, de sens. Les fondations craquent, mais les façades tiennent. Les discours maquillent les absences. Les statistiques couvrent les démissions.
Mais la cigale ne voit rien. Elle vit dans une réalité augmentée, rythmée par les notifications, les indignations fabriquées, les mises en scène de soi. Elle n’entend que ce qui crie, ne regarde que ce qui brille, ne ressent que ce qui la concerne.
Elle croit que tout est dû. Que la lumière s’allume sans qu’on l’entretienne. Que l’eau coule sans qu’on la purifie. Que la nourriture arrive sans culture, les savoirs sans transmission. Elle vit dans un monde conçu par des fourmis, mais le croit automatique.
Elle croit que le réel est une application, que la vérité est une opinion, que le confort est un droit, que la complexité est une injustice. Tout ce qui résiste l’agace. Tout ce qui exige l’offense. Elle confond liberté et caprice, égalité et nivellement, justice et gratification immédiate.
Elle ne voit pas que le sol se dérobe : ses yeux sont rivés sur l’écran. Elle ne sent pas que l’esprit se vide : tout l’encourage à ne plus penser. Penser est lent, solitaire, risqué. Alors elle scrolle, partage, ingère du bruit. Et plus elle s’immerge dans ce flux vide, plus elle foule, sans le voir, l’effondrement déjà entamé.
Elle vit dans l’artifice, dans l’urgence fabriquée, les fausses nouvelles, les vraies dépendances. Elle se croit libre, informée, connectée. Mais elle est tenue en laisse, ignorante, seule. Et pendant ce temps, tout baisse : le niveau, la langue, la culture, l’exigence, la conscience. Tout baisse. Sauf l’assurance avec laquelle elle s’exprime.
Et puis viendra le jour où quelque chose ne fonctionnera plus. Un service, puis un autre. Une panne. Une file sans fin. Une promesse non tenue. Une réponse absente. Personne pour réparer. Personne pour reprendre. Les cigales regarderont autour d’elles, perdues, et demanderont : « Où sont passées les fourmis ? »
Mais elles auront cessé d’écouter trop longtemps pour entendre la réponse. Trop méprisé l’effort pour comprendre sa disparition. Trop vanté la facilité pour supporter le réel. Elles ne verront pas qu’elles ont tué, à force d’indifférence, ceux qui portaient le monde.
Et quand elles verront qu’il ne reste plus de fourmis, il sera trop tard. Elles réclameront encore. Mais rien ne répondra. Plus personne n’alimentera la machine. Plus personne pour éteindre l’incendie, rouvrir l’école, réparer l’hôpital, maintenir la lumière. Le système ne tombera pas. Il s’éteindra.
Les fourmis ne sont pas en grève. Elles ne sont pas en colère. Elles sont parties. Et elles ne reviendront pas.
Si Jean de La Fontaine revenait parmi nous, nul doute qu’il reconnaîtrait sa cigale, mais il aurait bien du mal à retrouver sa fourmi. Le monde a changé, les saisons aussi. L’hiver n’est plus seulement météorologique, il est moral, social, civilisationnel. Les cigales d’aujourd’hui ne chantent plus, elles exigent. Les fourmis, elles, ne moralisent plus, elles s’effacent. À l’heure des réseaux et des injonctions sans mémoire, peut-être que le fabuliste, las des vers bucoliques, aurait écrit ceci…
La cigale et la fourmi, saison finale
La fourmi, tout l’an, dans l’ombre laborieuse, Portait sur son dos la charge silencieuse. Elle soignait, bâtissait, transmettait, Pendant que l’État dormait ou promettait.
Point ne chantait, ne riait, ni n’exigeait, Mais prévoyait, réparait, corrigeait. Son savoir-faire valait moins qu’un cliché, Car sans réseau, qui peut encor prêcher ?
La cigale, elle, brillait sur les écrans, Filmait sa vie, filtrait ses sentiments. Elle dansait, s’indignait, dénonçait, Mais point n’apprenait, ni ne produisait.
Le réel l’ennuie, elle veut l’émotion, Elle vit d’échos, de buzz, de réaction. Le monde lui doit un confort permanent, Elle réclame tout, tout de suite, maintenant.
Elle crie : « Justice ! », mais fuit le devoir, Elle se dit libre, sans rien vouloir voir. Le travail l’épuise rien qu’à l’entendre, L’effort lui semble une offense à défendre.
L’État, devenu cigale à son tour, Distribue l’or, les droits, l’amour. Il gère l’instant, compense le tumulte, Et creuse la dette à mesure qu’il insulte.
La fourmi, voyant l’hiver approcher, Décide un soir de tout abandonner. Elle ferme ses livres, ses comptes, sa boîte, Et laisse au chaos sa course maladroite.
Elle ne proteste pas, elle s’efface, Quitte les lieux sans éclat ni menace. Et la cigale, quand le vide se fait, Cherche un secours, mais nul ne répond plus.
Les hôpitaux ferment, les écoles s’éteignent, La lumière vacille, les réseaux s’éloignent. La cigale crie, poste, scrolle, déraille, Mais le monde réel fuit sous la muraille.
« Où sont passées les fourmis ? » gémit-elle. Personne pour répondre, ni voix fraternelle. Une brise, peut-être, souffle en secret : « Les fourmis sont parties. Vous les avez chassées. »