Le déclassement silencieux

Quand l’Europe regarde passer le train de l’innovation

IMPORTANT : Cet article est long, très long, et parsemé de renvois pour ceux qui aiment vérifier les chiffres. Alors, si vous êtes pressés ou simplement rétifs aux textes qui dépassent le quart de page, voici l’essentiel en une minute. Sinon, allez un peu plus bas pour lire l’article au complet


Il y a encore quelques décennies, on riait volontiers de cette formule un peu facile : « les Américains inventent, les Chinois copient, les Européens réglementent ». C’était drôle, presque flatteur, une manière de rappeler que nous, Européens, étions les gardiens de la rigueur et de la morale dans un monde trop pressé.

Mais le temps a passé, et le rire s’est éteint. Ce qui relevait hier du cliché est devenu la photographie précise d’un continent en train de se marginaliser.

L’Europe perd, sans bruit, la course mondiale à l’intelligence artificielle et à l’innovation. Les États-Unis inventent, financent et dominent : plus de 100 milliards de dollars investis dans l’IA en 2024, contre moins de 10 milliards pour la Chine et quelques miettes pour l’Europe.

La Chine, elle, ne copie plus. Elle a pris le contrôle des chaînes de production mondiales, de la robotique aux semi-conducteurs, en passant par les batteries électriques. Pendant que Washington avance par décisions, Pékin par plans quinquennaux, Bruxelles débat encore des modalités d’application du prochain règlement.

L’Union européenne perfectionne son arsenal juridique comme un gendarme désarmé, sans stratégie industrielle ni vision commune. La France, de son côté, aime se raconter qu’elle résiste, telle un village gaulois entouré de géants. Mistral AI brille, Paris attire, mais plus de la moitié des capitaux français s’exilent vers les États-Unis, et avec eux, les meilleurs talents.

Le résultat est cruel : un continent qui réglemente ce qu’il ne produit plus, dépendant des clouds américains et des chaînes d’approvisionnement asiatiques. Le risque n’est plus théorique. Il porte désormais un nom : celui d’une colonie numérique, simple consommatrice de technologies conçues ailleurs, privée de souveraineté sur ses données, ses infrastructures et même ses cerveaux.

Pourtant, tout n’est pas perdu. L’Europe peut encore inverser le cours des choses, à condition de relier enfin la réglementation à une stratégie industrielle, d’investir massivement et d’unifier ses marchés fragmentés.

Mais le train de l’innovation n’attendra pas. Et ceux qui débattent encore de la couleur des wagons regarderont bientôt passer l’histoire. Pourtant, rien n’est écrit. Les civilisations ne se déclinent pas, elles s’endorment. Et l’Europe, si elle retrouvait le courage d’agir, pourrait encore faire de son retard une force, comme elle l’a déjà fait tant de fois. À condition d’oser remonter dans le train au lieu d’en commenter la vitesse.


TL;DR terminé ! Place à l’article intégral …

… Pour ceux qui auront le courage de le lire en entier.

NOTE LIMINAIRE : TL;DR signifie Too Long; Didn’t Read, littéralement « trop long, pas lu ». C’est un résumé ultra-condensé placé au début d’un article pour en livrer l’essentiel. À l’ère des contenus éclairs, les textes sont devenus comme les mini-jupes : assez courts pour capter l’attention, mais assez longs pour couvrir l’essentiel. (Mais bientôt, à l’heure du lissage intellectuel et de la pensée presque unique, il n’y aura peut-être même plus d’essentiel…)

L’Europe n’a pas perdu la bataille de l’innovation par manque de talent, mais par excès de prudence.

Il fut un temps où une formule faisait sourire tant elle paraissait caricaturale, « les Américains inventent, les Chinois copient, les Européens réglementent ». Quarante ans ont passé, et le sourire s’est figé. Les États‑Unis tiennent la locomotive de l’IA, la Chine charge les wagons de production avancée, et l’Europe, valise à la main, reste sur le quai à discuter pour savoir si ChatGPT devrait dire “bonjour” en écriture inclusive.

Ce n’est plus une caricature mais un constat. Pendant que d’autres construisent les rails, achètent l’énergie et organisent les flux, nous perfectionnons le règlement intérieur de la gare. Vu de loin, cela rassure, vu de près, cela isole. L’Europe s’en remet à la conformité comme si elle tenait lieu de stratégie. Le monde, lui, avance par itérations rapides, prises de risque et déploiements industriels. Entre les deux, l’écart se creuse, sans bruit, presque poliment.

Pourtant, tout est encore possible. La valise n’est pas fermée et le train n’est pas hors de vue. Il suffirait d’un projet commun, d’une volonté partagée, pour que l’Europe cesse d’attendre sur le quai et décide enfin de tracer sa propre voie.

L’Amérique qui invente, une domination écrasante sur l’IA

La domination américaine sur l’intelligence artificielle n’est plus une impression, mais une réalité mesurable. Les États-Unis ont bâti un écosystème où capitaux, recherche et ambition politique convergent pour creuser un fossé devenu abyssal avec le reste du monde.

En 2024, sur 252,3 milliards de dollars investis dans l’IA à l’échelle mondiale, les États-Unis en ont capté 109,1 milliards [1]. Ce n’est pas une avance, c’est un gouffre. La Chine, pourtant présentée comme le rival technologique de Washington, n’a attiré que 9,3 milliards, douze fois moins. Le Royaume-Uni, fier fleuron européen, 4,5 milliards, vingt-quatre fois moins [1].


Pays/Région
Investissement privé en IA (2024)Comparaison avec les États-Unis
États-Unis109,1 milliards $
Chine9,3 milliards $12 fois moins
Royaume-Uni4,5 milliards $24 fois moins

Source : Stanford HAI, AI Index Report 2025 [1]

Ces chiffres ne décrivent pas une compétition mais une hégémonie. Et le plus inquiétant, c’est que l’écart s’élargit. Dans le domaine de l’IA générative, la différence d’investissement entre les États-Unis et le bloc Chine-UE-Royaume-Uni a atteint 25,4 milliards de dollars en 2024 contre 21,8 milliards l’année précédente [1]. Ce n’est plus une course, c’est un monopole en formation.

Cette surpuissance repose sur une stratégie assumée, directe, presque brutale. En juillet 2025, l’administration Trump a signé trois décrets visant explicitement à assurer la « domination mondiale » des États-Unis en matière d’IA [2]. Le plan d’action de la Maison-Blanche le dit sans détour : « les États-Unis sont engagés dans une course pour dominer l’IA à l’échelle mondiale » [2].

Résultat, un terrain de jeu sans freins pour les géants de la Silicon Valley. Google, Microsoft, Nvidia et OpenAI n’y prospèrent pas seulement, ils écrasent la concurrence. Derrière eux, une myriade de jeunes pousses à valorisation vertigineuse. En 2024, les États-Unis comptaient 274 licornes technologiques, soit 5,5 fois plus que toute l’Europe réunie [10].

Pendant que l’Europe cherche encore ses champions, l’Amérique en produit à la chaîne. Elle n’expérimente pas, elle industrialise. Et dans cette mécanique du succès, chaque dollar investi devient un levier d’influence mondiale.

La Chine, du copieur au leader technologique

Pendant que l’Amérique invente les concepts, la Chine a accompli une métamorphose silencieuse. Elle n’est plus l’atelier bon marché où l’Occident sous-traite sa production, elle est devenue le maître des chaînes de valeur, celui qui contrôle les artères vitales de l’économie du futur. L’adage de la « copie » appartient désormais au passé, balayé par une stratégie d’intégration verticale soutenue par un État qui ne parie jamais à moitié.

Cette domination se lit dans trois secteurs clés : la robotique industrielle, les semi-conducteurs et les technologies vertes. Trois piliers sur lesquels repose l’économie de demain.

Les chiffres du rapport de Stanford sont éloquents. En 2023, la Chine a installé 276 300 robots industriels, plus que le reste du monde combiné [1]. C’est 7,3 fois plus qu’aux États-Unis. En dix ans, sa part dans les installations mondiales est passée de 20,8 % à 51,1 % [1]. Ce n’est pas une progression, c’est une prise de contrôle. Pendant que l’Occident automatise au compte-gouttes, la Chine transforme son appareil productif à marche forcée. L’usine du futur ne sera pas allemande ni américaine, elle est déjà chinoise.

Consciente de sa vulnérabilité face aux sanctions américaines, Pékin a lancé une offensive sans précédent pour maîtriser la chaîne de valeur des semi-conducteurs, ces minuscules puces qui sont le cerveau de toute technologie moderne. Des « équipes nationales » dirigées par des géants comme Huawei orchestrent cette montée en puissance [4].

Huawei est en train de devenir le leader d’une équipe nationale dans le domaine des semi-conducteurs. Il domine la chaîne d’approvisionnement, en particulier dans la fabrication de puces. (MERICS, Huawei is quietly dominating China’s semiconductor supply chain, 9 avril 2024 [4])

Le symbole fort est venu en septembre 2023 avec le smartphone Mate 60 Pro de Huawei, équipé d’une puce avancée que les restrictions américaines visaient à interdire. Un pied de nez technologique, un signal : « nous ne dépendons plus de vous ». Cette stratégie est financée par des fonds étatiques massifs comme le « Big Fund », déjà dans sa troisième phase d’investissement.

Mais c’est dans les technologies vertes que la domination chinoise devient tangible pour le consommateur occidental. En 2024, BYD a capturé 18 % du marché mondial des véhicules électriques, dépassant Tesla [5]. Sur son marché domestique, sa part grimpe à 29 % entre janvier et septembre 2025 [6]. Cette avance repose sur une maîtrise quasi totale de la chaîne de valeur des batteries. Les entreprises chinoises, menées par CATL et BYD, contrôlent 75 % de la production mondiale [7]. The Economist estime que la Chine fabrique 85 % des batteries mondiales et qu’elle a sécurisé son approvisionnement en matières premières, notamment en Afrique où ses entreprises contrôleront plus de 90 % de l’extraction de lithium pour la décennie à venir [8, 9].

Pendant que l’Occident débat de la transition énergétique, la Chine la construit et en contrôle les infrastructures.

L’Europe qui réglemente tel un gendarme désarmé

Face à la course effrénée menée par les États-Unis et à la puissance industrielle chinoise, l’Europe a choisi une troisième voie. Non pas celle de l’investissement massif ni celle de la stratégie offensive. L’Europe a choisi la réglementation.

Avec l’AI Act, adopté en juin 2024, elle devient la première au monde à proposer un cadre complet pour l’intelligence artificielle, fondé sur une approche par les risques [12]. L’intention est louable : créer une IA « digne de confiance », « centrée sur l’humain ». Mais cette posture de « gendarme du numérique » révèle des faiblesses structurelles et un retard d’investissement qui menacent de marginaliser le continent.

Le problème n’est pas la régulation en soi, mais son calendrier et son exécution. L’AI Act entre en vigueur alors que le Code de Pratique sur les modèles d’IA à usage général, censé le compléter, reste inachevé. C’est comme construire une autoroute avant d’avoir défini la signalisation.

Cette situation a provoqué une levée de boucliers inédite. En juillet 2025, plus de trente entrepreneurs et investisseurs, dont les fondateurs de Synthesia, Voi, Deel et l’investisseur Harry Stebbings, ont signé une lettre ouverte demandant aux États membres de suspendre le déploiement de la législation [22]. Leur argument est simple : appliquer une loi dont les règles ne sont pas finalisées créerait une fragmentation réglementaire au sein même du marché unique. Chaque État interpréterait les zones grises à sa manière, transformant le continent en un patchwork de contraintes. Les startups, sans juristes ni marges comparables aux géants américains, seraient piégées dans un labyrinthe administratif.

La Commission européenne elle-même a reconnu le problème en avril 2025, admettant qu’il existait « une opportunité de minimiser le fardeau potentiel de conformité de l’AI Act, particulièrement pour les petits innovateurs » [23]. Autrement dit, nous avons peut-être été trop loin, trop vite.

Le contraste avec les approches américaine et chinoise est frappant. Les États-Unis privilégient la flexibilité, la Chine contrôle politiquement mais soutient économiquement ses champions. L’Europe, elle, s’enferme entre prudence et impuissance : trop réglementée pour séduire les investisseurs, pas assez puissante pour imposer ses normes au reste du monde.

Le gouffre de l’investissement

Mario Draghi, ancien président de la Banque Centrale Européenne, a résumé la situation dans son rapport sur la compétitivité européenne, présenté en septembre 2024 :

Les entreprises de l’UE ont dépensé environ 270 milliards d’euros de moins en R&D que leurs homologues américaines en 2021, en grande partie parce que nous avons une structure industrielle statique dominée par les mêmes entreprises et technologies qu’il y a des décennies. , Mario Draghi, Discours au Parlement européen, 17 septembre 2024 [13]

270 milliards d’euros de retard annuel en R&D. Ce n’est pas un écart, c’est un abîme. L’Europe importe plus de 80 % de sa technologie numérique, et seules quatre des cinquante plus grandes entreprises technologiques mondiales sont européennes [13].

En 2023, les États-Unis comptaient environ 1 500 licornes, l’Europe entre 100 et 200 [11]. Ce n’est plus une compétition, c’est une absence.

Au-delà des chiffres, la dépendance structurelle du continent s’aggrave. Les géants américains Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud contrôlent 72 % du marché cloud européen, tandis que les fournisseurs locaux plafonnent à 15 % [24]. Le projet Gaia-X, censé incarner la souveraineté numérique, n’a produit aucun équivalent crédible. Il symbolise l’Europe : beaucoup d’annonces, peu de résultats.

Dans les semi-conducteurs, la dépendance à Taïwan reste massive, TSMC contrôlant 92 % de la production mondiale dans certains segments [25]. Le European Chips Act attire bien TSMC à Dresde, mais déplace le problème sans le résoudre : le fournisseur reste étranger. Pendant ce temps, la Chine a investi 38 milliards de dollars en 2024 dans ses propres équipements [25].

La réglementation, bouclier ou boulet ?

L’AI Act, fierté de la Commission, est perçu par nombre d’industriels comme un frein. Un rapport de GIS Reports Online en octobre 2024 le qualifie de « régulation prématurée qui étouffera le développement de la technologie numérique en Europe » [14].

Le Carnegie Endowment avertit en mai 2025 que l’UE risque d’être « privée à la fois d’autonomie technologique et d’influence réglementaire » si elle ne couple pas sa réglementation à une politique industrielle ambitieuse [15]. Les obstacles réels sont ailleurs : sous-financement, marchés fragmentés, dépendance aux infrastructures non européennes.

L’Europe excelle dans les composants mais échoue à bâtir les architectures. ASML domine la lithographie avancée, SAP règne sur le logiciel d’entreprise, mais aucun acteur ne fédère un écosystème grand public [28]. Le continent fabrique les briques, mais pas les édifices. Des initiatives comme EuroHPC et ses « AI Factories », ou le programme InvestAI, tentent de réduire l’écart [29]. Mais face aux 325 milliards de dollars d’investissements prévus par les géants américains en 2025 [27], ces efforts paraissent dérisoires.

Lors d’un dîner à l’Élysée en juin 2025, Jensen Huang, PDG de Nvidia, a résumé la situation avec une ironie mordante : « Le problème en Europe et en France, c’est que vous êtes trop lents. C’est comme votre vin, vous attendez qu’il vieillisse, qu’il soit parfait » [30]. Pendant que l’Europe peaufine ses règlements, le marché avance sans elle.

Pendant que Bruxelles consulte, Microsoft signe un accord de 20 ans pour réactiver la centrale nucléaire de Three Mile Island afin d’alimenter ses data centers [26]. En parallèle, les géants américains et chinois bâtissent les infrastructures énergétiques et industrielles du futur.

L’Europe, elle, rédige les règles de circulation pour des véhicules qu’elle ne fabrique plus.

La France ou l’illusion du village gaulois !

Au milieu de ce tableau européen morose, la France veut croire qu’elle fait exception. Avec un écosystème dynamique, une « French Tech » ambitieuse et quelques succès éclatants comme Mistral AI, elle s’imagine résister au déclin. En 2025, Paris a même détrôné Londres comme premier écosystème de start-ups en Europe [16]. Le plan France 2030, doté de 54 milliards d’euros, nourrit cette ambition.

La réussite de Mistral AI, valorisée 11,7 milliards d’euros moins d’un an après sa création, est devenue le symbole de cette confiance retrouvée [17]. Avec plus de 1 000 start-ups dans l’IA et l’objectif de 100 licornes d’ici 2030, contre 30 aujourd’hui, l’optimisme semble permis [18, 19].

Mais derrière cette façade brillante se cachent des fragilités profondes. Le pays qui veut diriger l’IA est aussi celui qui freine sa propre course. Comme le résume le French Tech Journal : « la France se précipite pour diriger l’IA tout en étant debout sur les freins » [33].

Les chiffres sont sans appel. En 2024, seules 10 % des entreprises françaises utilisaient l’IA, contre 13 % en moyenne dans l’Union européenne, loin derrière les pays nordiques à 20-28 % [33]. Et 73 % des Français craignent l’impact de l’IA sur la société, un record mondial [33]. On célèbre les champions, mais on redoute leurs outils. C’est comme applaudir un marathonien tout en lui attachant les lacets.

Cette frilosité s’étend à la sphère réglementaire. Tandis que le gouvernement pousse à l’accélération, la CNIL, l’Arcep et le Sénat multiplient les mises en garde. En juin 2025, cinquante grands acteurs européens, dont Airbus, BNP Paribas, Partech et Pigment, ont demandé une pause de deux ans dans l’implémentation de l’AI Act. « Les startups pivotent tout le temps, la réglementation européenne doit faire de même », rappelait Reza Malekzadeh de Partech [33]. La réponse de Bruxelles fut nette : « Pas d’arrêt de l’horloge, pas de pause. »

L’hémorragie silencieuse

Derrière les discours, la fuite des capitaux et des talents s’accélère. En 2024, 56 % des investissements français en capital-risque sont allés à des startups installées aux États-Unis [34]. Hugging Face a déménagé à New York, Pathway à Menlo Park, et Mistral AI a ouvert un bureau à Palo Alto. Comme le résume Matthieu Soulé de Cathay Innovation : « Pour être un leader mondial, il faut cibler le marché américain » [34].

Le village gaulois exporte ses meilleurs guerriers avant même qu’ils n’aient combattu sur son sol.

L’instabilité politique

La principale fragilité du pays reste son instabilité politique chronique depuis les législatives de 2024. En moins de deux ans, la France a vu défiler cinq Premiers ministres, renversés par motions de censure et votes négatifs, un record sous la Ve République [36, 37]. Cette crise, qualifiée de « pire depuis des décennies », coûte selon François Villeroy de Galhau « au moins 0,2 point de croissance » [38], certains économistes estimant la perte à 0,3 point [39].

Dans ce climat incertain, l’écosystème technologique tire la sonnette d’alarme. « Il n’y a plus de capitaine à la barre, plus d’équipage pour diriger le navire », confiait Homéric de Sarthe, PDG de Craft AI [20]. Les investisseurs deviennent prudents, les recrutements se figent, les fonds d’innovation stagnent. Pour Maya Noël, directrice de France Digitale, « le monde des affaires a besoin de stabilité et de visibilité pour continuer à investir, recruter et innover » [20].

Les maux structurels

Au-delà de la crise politique, la France souffre de handicaps durables. Le retard technologique touche surtout les PME et ETI, cœur du tissu économique [21]. La complexité administrative et la sur-réglementation freinent l’innovation. L’adoption du cloud reste faible : 22,9 % des entreprises françaises en 2023, contre 38,9 % dans l’Union européenne [35].

Comme le souligne le professeur Chengyi Lin de l’INSEAD, « la scène technologique européenne ne suit plus les États-Unis, elle est tombée derrière la Chine et d’autres blocs économiques » [20]. La France ne fait pas exception.

Le « village gaulois » résiste encore, mais il est encerclé. Mistral AI tient bon, Paris attire les talents, mais les meilleurs traversent l’Atlantique. Le pays forme certains des plus grands esprits de l’IA, Yann LeCun chez Meta, François Chollet chez Google, sans en récolter les fruits. La vigne est française, mais le vin est mis en bouteille ailleurs.

Tout n’est pas perdu … mais l’histoire ne pardonne pas à ceux qui hésitent trop longtemps

Quarante ans plus tard, l’adage n’est plus une plaisanterie échangée autour d’un verre. C’est le résumé d’un ordre mondial figé. Les États-Unis n’ont pas seulement inventé, ils ont créé un système qui perpétue leur domination sur les technologies de rupture. La Chine, elle, ne copie plus, elle innove et contrôle les chaînes de valeur stratégiques avec une détermination qui force le respect.

Et l’Europe ? Elle réglemente, depuis une position de faiblesse, risquant de devenir un simple marché de consommation pour des technologies conçues ailleurs. Ce risque a un nom. Dans un rapport parlementaire de décembre 2024, la sénatrice Corinne Narassiguin alertait sur le danger de devenir une « colonie numérique » [31].

Une colonie numérique, c’est un territoire qui consomme sans produire, dont les données transitent par des infrastructures étrangères, dont les entreprises deviennent des sous-traitants d’écosystèmes conçus ailleurs. Le rapport souligne que « l’Union européenne se concentre actuellement sur la réglementation de l’IA, mais cela reste insuffisant face à la taille et aux progrès des puissances américaine et chinoise » [31].

Les signes de ce déclin sont visibles. L’Europe est absente de segments entiers : GPU, semi-conducteurs avancés, modèles d’IA générative à grande échelle. Elle subit aussi une hémorragie de talents : 9,3 % des meilleurs chercheurs basés aux États-Unis ont un diplôme européen [32]. Pendant que les cerveaux partent, les projets communs comme celui d’IA franco-germano-néerlandais, envisagé depuis 2017, restent à l’état d’intention [31].

Le Vieux Continent est à la croisée des chemins, face à un choix binaire et urgent.

  • Le réveil exigerait une mobilisation de capitaux sans précédent, une unification réelle des marchés, et une part de risque pour soutenir des champions capables de rivaliser. Il faudrait lier la réglementation à une stratégie industrielle, sécuriser le cloud, les semi-conducteurs, l’énergie, et retenir les talents. Les outils existent, EuroHPC, InvestAI, le Chips Act, mais leur échelle reste dérisoire face aux 325 milliards de dollars investis par les géants américains en 2025 [27].
  • Le musée, scénario inverse, verrait l’Europe poursuivre sa trajectoire actuelle : excellence réglementaire, mais marginalisation industrielle. Un continent qui débat de l’éthique de l’IA pendant que d’autres construisent les centrales nucléaires pour l’alimenter. Un marché de 450 millions de consommateurs captifs, profitant à des entreprises étrangères, sans champions locaux. Un espace où les startups s’exilent avant leur maturité.

Chaque année de retard creuse l’écart. L’Europe a encore des atouts, des talents, un immense marché et une capacité normative unique, mais la fenêtre d’opportunité se referme.

Le train de l’innovation n’attendra pas. Et l’histoire ne pardonne pas à ceux qui hésitent trop longtemps.

Pourtant, rien n’est figé. L’Europe a déjà prouvé qu’elle pouvait transformer la contrainte en force. Dans les années 1960, face à la domination de Boeing, elle a créé Airbus en 1970, devenu premier constructeur mondial [40]. À la fin des années 1970, le réseau téléphonique français était à l’abandon : moins de 7 millions de lignes pour 47 millions d’habitants. En cinq ans, sous Valéry Giscard d’Estaing, la France a modernisé son réseau, passant de 18 mois d’attente pour une ligne à 15 jours [41]. Cette transformation a permis l’émergence du Minitel, un « Internet » avant l’heure [42].

Après la guerre, l’Europe ruinée a connu les Trente Glorieuses grâce au Plan Marshall et à une volonté commune. De là sont nés le CERN en 1954 [43] et Ariane dans les années 1970 [44], symboles d’indépendance scientifique et spatiale. Même dans le numérique, des champions européens existent : ARM, née au Royaume-Uni, équipe aujourd’hui plus de 95 % des smartphones mondiaux [45], SAP, fondée en 1972, domine les logiciels d’entreprise [46], et ASML, aux Pays-Bas, détient un monopole sur les machines de lithographie EUV [47].

Le réveil ne viendra ni d’un décret ni d’une directive, mais d’une prise de conscience : la souveraineté technologique n’est pas qu’une affaire de capitaux, mais de culture, d’éducation et de volonté collective.

L’Europe peut redevenir un laboratoire d’idées et de progrès, à condition de relier la rigueur à l’élan, la prudence à l’audace, la morale à la puissance créatrice. Airbus, Ariane, le CERN, ARM, ASML, le Minitel : autant de preuves qu’en s’unissant autour d’une ambition claire, elle ne suit pas le train de l’innovation, elle le construit.

Le déclassement n’est pas une fatalité, il n’est que la conséquence de notre indécision. Mais si l’Europe retrouve le courage d’agir, si elle apprend à regarder le monde non plus comme un train qui s’éloigne mais comme un chantier en mouvement, alors elle découvrira peut-être que l’avenir, lui, n’a jamais cessé de l’attendre.


Références

Pour les esprits méticuleux, amateurs de chiffres et de nuits blanches à vérifier les sources, voici les liens qui ont nourri cet article. Ils rappellent une chose simple : l’information existe encore, pour peu qu’on prenne le temps de la lire, de la comparer et de la comprendre. Mais dans un avenir proche, ce simple geste deviendra peut-être un luxe, car à mesure que les textes générés intégralement par des IA se multiplient, le vrai risque n’est plus la désinformation, mais la dilution du réel dans un océan de contenus simplement plausibles.

[1] Stanford University Human-Centered Artificial Intelligence (HAI). (2025). The 2025 AI Index Report: Economy. https://hai.stanford.edu/ai-index/2025-ai-index-report/economy

[2] Lesnes, C. (2025, 24 juillet). IA : Donald Trump lâche la bride à la Silicon Valley pour assurer aux Etats-Unis « une domination mondiale ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2025/07/24/intelligence-artificielle-donald-trump-lache-la-bride-a-la-silicon-valley-pour-assurer-aux-etats-unis-une-domination-mondiale66233203210.html

[3] (Information non utilisée dans la version finale)

[4] Hmaidi, A. (2024, 9 avril). Huawei is quietly dominating China’s semiconductor supply chain. Mercator Institute for China Studies (MERICS). https://merics.org/en/report/huawei-quietly-dominating-chinas-semiconductor-supply-chain

[5] Tridens. (2025). BYD Sales by Model and Country Statistics (Feb 2025). https://tridenstechnology.com/byd-sales-statistics/

[6] CNEVPost. (2025, 15 octobre). Automakers’ share of China NEV market in Sept. https://cnevpost.com/2025/10/15/automakers-share-china-nev-market-sept-2025/

[7] EV-Market. (2025, 23 juillet). Voiture Électrique Chinoise : Comment l’Empire du Milieu… https://www.ev-market.fr/ev-blog/guides/voiture-electrique-chinoises

[8] The Economist. (2025, 20 mai). China’s battery giant eyes world domination. https://www.economist.com/business/2025/05/20/chinas-battery-giant-eyes-world-domination

[9] Reddit. (2024). The shocking truth behind China’s EV dominance and… https://www.reddit.com/r/energy/comments/1gyz7uk/theshockingtruthbehindchinasevdominance*and/

[10] AltIndex.com. (2024, 6 octobre). The United States Counts 274 Tech Unicorns, 9x more… https://altindex.com/news/tech-unicorns-in-us-comparison

[11] Skaleeghen Kapital. (2025, 11 mars). The Startup Survival Gap: Europe, USA, and China (2015- …). https://skaleegenkapital.com/2025/03/11/a-decade-of-startup-dynamics-europe-usa-and-china/

[12] Vie Publique. (2024). AI Act : le règlement européen sur l’intelligence artificielle (IA). https://www.vie-publique.fr/questions-reponses/292157-ai-act-le-reglement-europeen-sur-lintelligence-artificielle-ia

[13] Draghi, M. (2024, 17 septembre). Address by Mr. Draghi – Presentation of the report on the Future of European competitiveness. Commission européenne. https://commission.europa.eu/document/download/fcbc7ada-213b-4679-83f7-69a4c2127a25*en

[14] GIS Reports Online. (2024, 10 octobre). The AI Act: The EU’s serial digital overregulation. https://www.gisreportsonline.com/r/ai-act-eu-regulation-innovation/

[15] Carnegie Endowment for International Peace. (2025, 20 mai). The EU’s AI Power Play: Between Deregulation and Innovation. https://carnegieendowment.org/research/2025/05/the-eus-ai-power-play-between-deregulation-and-innovation

[16] Reuters. (2025, 21 mai). Paris named as Europe’s leading tech ecosystem, beating… https://www.reuters.com/technology/paris-named-europes-leading-tech-ecosystem-beating-london-2025-05-21/

[17] Roboto.fr. (2025, 1 octobre). Top 10 des licornes françaises en 2025 : Mistral AI en tête… https://www.roboto.fr/blog/top-10-des-licornes-francaises-en-2025-mistral-ai-en-tete-avec-11-7-milliards

[18] Business France. Artificial Intelligence (AI). https://www.businessfrance.fr/en/invest-in-france/key-sectors/artificial-intelligence

[19] BeInCrypto. (2025, 22 août). Largest Unicorn Startups in France in 2025. https://beinsure.com/ranking/startups-france/

[20] Euronews Next. (2025, 13 octobre). ‘There’s no captain at the helm anymore’: France political crisis worries tech sector. https://www.euronews.com/next/2025/10/13/theres-no-captain-at-the-helm-anymore-france-political-crisis-worries-tech-sector

[21] Visionary Marketing. (2025, 20 mai). Avenir numérique de la France : des atouts et des faiblesses. https://visionarymarketing.com/fr/2025/05/20/avenir-numerique-de-la-france-des-atouts-et-des-faiblesses/

[22] Fintech Weekly. (2025, 1 juillet). EU AI Act Faces Backlash from Startup Leaders Demanding Implementation Pause. https://www.fintechweekly.com/magazine/articles/eu-ai-act-startups-call-pause

[23] Reuters. (2025, 8 avril). Europe wants to lighten AI compliance burden for startups. https://www.reuters.com/world/europe/europe-wants-lighten-ai-compliance-burden-startups-2025-04-08/

[24] The Register. (2025, 28 juillet). US clouds crush European competition on their home turf. https://www.theregister.com/2025/07/28/eurocloudvs*us/

[25] Vision of Humanity. (2025, 16 juin). The World’s Growing Reliance on Taiwan’s Semiconductor Industry. https://www.visionofhumanity.org/the-worlds-dependency-on-taiwans-semiconductor-industry-is-increasing/

[26] NPR. (2024, 20 septembre). Three Mile Island nuclear power plant will reopen to power Microsoft data centers. https://www.npr.org/2024/09/20/nx-s1-5120581/three-mile-island-nuclear-power-plant-microsoft-ai

[27] Yahoo Finance. (2025, 8 février). Big Tech set to invest $325 billion this year as hefty AI bills come under scrutiny. https://finance.yahoo.com/news/big-tech-set-to-invest-325-billion-this-year-as-hefty-ai-bills-come-under-scrutiny-182329236.html

[28] Hot Topics. The European tech industry is more innovative than you think. https://hottopics.ht/insights/the-european-tech-industry-is-more-innovative-than-you-think [29] EuroHPC Joint Undertaking. (2025, 13 octobre). EuroHPC JU Selects AI Factory Antennas to Broaden the AI Factories Initiative. https://www.eurohpc-ju.europa.eu/eurohpc-ju-selects-ai-factory-antennas-broaden-ai-factories-initiative-2025-10-13*en

[30] Bloomberg. (2025, 14 octobre). Europe Aims For AI Independence to Avoid Reliance on US and China. https://www.bloomberg.com/news/articles/2025-10-14/europe-aims-for-ai-independence-to-avoid-reliance-on-us-and-china

[31] Euronews Next. (2024, 10 décembre). Europe risks becoming a ‘digital colony’ amid ‘insufficient’ progress on AI compared to US and China. https://www.euronews.com/next/2024/12/10/europes-ai-progress-insufficient-to-compete-with-us-and-china-french-report-says

[32] Bruegel. How much research talent could Europe grab from the US?. https://www.bruegel.org/analysis/how-much-research-talent-could-europe-grab-us

[33] French Tech Journal. (2025, 6 juillet). French AI Paradox: Speed Up or Slow Down?. https://frenchtechjournal.com/french-ai-paradox-speed-up-or-slow-down/

[34] IBM Think. French AI startups journey westward. https://www.ibm.com/think/news/french-ai-goes-west

[35] Commission européenne. (2025, 4 juin). France 2024 Digital Decade Country Report. https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/factpages/france-2024-digital-decade-country-report

[36] Page Wikipédia, « Crise politique française depuis 2024″, consultée le 20 octobre 2025. https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_politique_fran%C3%A7aise_depuis_2024

[37] Anadolu Agency, « TIMELINE – France’s perpetual political chaos: 4 prime ministers out in under 2 years », 9 septembre 2025. https://www.aa.com.tr/en/europe/timeline-frances-perpetual-political-chaos-4-prime-ministers-out-in-under-2-years/3682499

[38] Reuters, « France’s political uncertainty hitting confidence and growth, Villeroy says », 10 octobre 2025. https://www.reuters.com/business/frances-political-uncertainty-has-toll-affects-confidence-growth-villeroy-says-2025-10-10/

[39] Le Monde, « L’instabilité politique, cause de la quasi-stagnation économique française », 6 octobre 2025. https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/10/06/l-instabilite-politique-cause-de-la-quasi-stagnation-economique-francaise_6644856_3234.html

[40] Works in Progress, « How Airbus took off », 25 mars 2025. https://www.worksinprogress.news/p/how-airbus-took-off

[41] Adrien Tournier, « A New Numbering Plan Intended to Develop a Telephone Network », TMG Journal for Media History, vol. 26, n° 2, 2023. https://tmgonline.nl/articles/10.18146/tmg.852

[42] IEEE Spectrum, « Minitel: The Online World France Built Before the Web », consulté le 20 octobre 2025. https://spectrum.ieee.org/minitel-the-online-world-france-built-before-the-web

[43] CERN, « CERN celebrates 40th Anniversary », communiqué de presse, consulté le 20 octobre 2025. https://home.cern/news/press-release/cern/cern-celebrates-40th-anniversary

[44] Agence spatiale européenne (ESA), « Part 6 – The Ariane ‘success’ story », consulté le 20 octobre 2025. https://www.esa.int/About_Us/50_years_of_ESA/Part_6The_Ariane_success_story

[45] The Guardian, « ARM: Britain’s most successful tech company you’ve never heard of », 29 novembre 2015. https://www.theguardian.com/technology/2015/nov/29/arm-cambridge-britain-tech-company-iphone

[46] Wikipedia, « SAP SE », consulté le 20 octobre 2025. https://en.wikipedia.org/wiki/SAP_SE

[47] Medium, « ASML: the Dutch company driving the global semiconductor race », consulté le 20 octobre 2025. https://medium.com/@hayatoutahar/asml-the-dutch-company-driving-the-global-semiconductor-race-5e1af1457911