L’âge de l’Enshittification

Ou la lente agonie de nos utopies numériques

Il n’y a pas si longtemps, se connecter relevait d’un petit enchantement quotidien. On ouvrait son ordinateur comme on entrouvre une fenêtre sur un ailleurs neuf. Le web ressemblait à une friche ouverte, un terrain encore mal borné où l’on se perdait avec délice. On retrouvait par hasard un camarade de collège sur un Facebook un peu bancal, on saisissait quelques mots dans Google et, en retour, c’était le monde qui se dépliait, presque docile, en quelques liens d’une pertinence qui donnait l’impression qu’une bibliothèque universelle venait d’atterrir dans le salon. Cet Internet-là n’était pas parfait, mais il portait en lui une promesse discrète, celle d’une utopie à bas bruit, branchée sur une simple prise électrique.

Pendant un court moment, ce monde numérique ressemblait encore à une extension de notre espace intime. Les ordinateurs portaient nos musiques, nos documents, nos photos, comme une boîte en bois où l’on range ce qui compte. C’était l’époque où l’informatique restait personnelle : nos archives vivaient chez nous, dans un coin du disque dur, et non dans un nuage lointain. Tariq Krim a décrit cette parenthèse comme celle de « l’internet analogique« , un moment fragile où l’on possédait réellement ce que l’on créait. On sentait encore la continuité entre nos vies physiques et numériques, comme si le clavier n’était qu’un prolongement naturel de nos étagères et de nos carnets. Cette continuité n’a pas disparu d’un coup ; elle s’est dissoute lentement, presque sans bruit

Puis, sans que nous nous en rendions compte, le décor a lentement changé. La même fenêtre s’ouvre aujourd’hui sur un paysage saturé. Les fils d’actualité ressemblent à des galeries marchandes tapageuses, où des « recommandations » se bousculent pour capter notre attention, jusqu’à recouvrir les rares nouvelles des proches. Les résultats de recherche ont peu à peu cessé de nous conduire vers la connaissance pour nous guider vers une marchandise omniprésente, emballée en pseudo-information.

Aujourd’hui les internautes sont devenus des stocks d’attention à gérer, à segmenter, à rentabiliser.

Ce basculement diffus porte un nom qui en dit long : ENSHITTIFICATION.

Ce mot, forgé par l’écrivain Cory Doctorow, décrit la façon dont une plateforme finit par empoisonner ce qu’elle avait d’abord rendu désirable.

Ce terme n’est pas qu’une insulte de plus dans le lexique numérique, c’est un outil d’analyse redoutablement efficace pour comprendre comment tant de services que nous aimions se sont transformés en « immondices inutiles, mais indispensables« .

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut d’abord décortiquer la mécanique elle-même.

Anatomie d’un pourrissement programmé

L’enshittification n’est pas une défaillance, mais une mécanique bien huilée, patiente, déroulée en trois temps comme une pièce dont le dernier acte est écrit dès le lever de rideau. Cory Doctorow l’a décrite comme un cycle, presque une loi de la thermodynamique appliquée aux plateformes.

  • Au début vient l’attraction, une phase qui ressemble souvent à un cadeau. La plateforme se montre généreuse, presque prodigue. Tout est fluide, efficace, gratuit ou presque. On a l’impression d’avoir trouvé l’outil parfait, celui qui simplifie tout sans rien demander en retour. Si cette profusion paraît improbable, c’est parce qu’elle l’est : elle est financée à perte, soutenue par des investisseurs qui achètent du temps, en attendant que les effets de réseau fassent leur œuvre. Plus les utilisateurs affluent, plus il devient impensable de partir. C’est le moment où le service cesse d’être un choix pour devenir une habitude, puis une petite dépendance. La porte d’entrée se referme silencieusement derrière nous.
  • Lorsque la masse critique d’internautes est atteinte, commence alors l’exploitation. La plateforme se tourne vers ceux qui paieront pour toucher cette audience captive : annonceurs, vendeurs, créateurs. Pour les séduire, elle reconfigure subtilement l’expérience. Les recommandations se font plus insistantes, les contenus sponsorisés glissent au premier plan. Sur Amazon, ce ne sont plus les meilleurs produits qui apparaissent, mais ceux dont les vendeurs ont payé l’accès au podium. Sur Facebook, le fil devient une succession de publicités dont la logique échappe au visiteur. Même chose pour Linkedin. L’utilisateur n’est plus au cœur du système, il devient le carburant qui alimente une machine commerciale.
  • Quand les entreprises elles-mêmes sont devenues dépendantes de la plateforme pour exister, vient l’extraction. Le rapport de force bascule brutalement. Amazon augmente ses commissions. Meta étouffe la portée organique et fait payer pour toucher les publics que l’on avait déjà conquis. Chaque geste, chaque visibilité, chaque interaction devient une ligne tarifaire. L’ensemble de l’écosystème perd en qualité, mais la plateforme, protégée par l’absence de véritable concurrence, récolte l’essentiel de la valeur. Tout le monde paie, sauf elle.

Au bout d’un temps plus ou moins long arrive une quatrième étape : la mort.

Elle arrive lentement, comme une fatigue qui s’accumule. Quand apparaît une alternative viable, ou quand la dégradation devient insupportable, les utilisateurs fuient. Les clients commerciaux suivent. La plateforme s’effondre, vidée de sa substance, parfois après avoir prospéré pendant des années sur une expérience qu’elle avait elle-même détruite. Mais l’agonie peut durer longtemps, assez pour que des millions de personnes subissent quotidiennement un service médiocre sans pouvoir réellement en sortir.

Si l’ensemble de ce cycle tient si bien, c’est parce que le marché lui-même y contribue. L’asymétrie d’information, les externalités négatives, la dégradation progressive d’un bien commun comme la qualité de l’information, tout cela forme une sorte de piège structurel.

Ce n’est pas un drame moral, même si l’on pourrait être tenté de le voir ainsi. C’est même, d’un certain point de vue, d’une rationalité économique implacable : une version numérique de ce que les économistes appellent le « prix de pénétration », cette vieille stratégie qui consiste à vendre à perte pour tuer la concurrence, puis remonter les prix une fois le monopole acquis. Paul Krugman a récemment décrit cette mécanique dans ce qu’il appelle sa « théorie générale de l’enshittification ». Sauf que dans le numérique, les coûts de sortie sont immenses.

Cette asymétrie donne aux plateformes un pouvoir inédit. Quitter Facebook, c’est renoncer à des années de souvenirs. Quitter Amazon, c’est disparaître du marché. Ce type de verrouillage prenait du temps autrefois. Des années, parfois. Le temps que les habitudes se forment, que les alternatives disparaissent, que la dépendance s’installe lentement.

Mais quelque chose a changé. À mesure que les outils du numérique se sont infiltrés dans les organisations et leurs protocoles, cette logique s’est mise à circuler par capillarité. Et surtout, un élément technique apparemment anodin a transformé cette mécanique lente en un phénomène presque instantané : les API.

Une API, c’est une petite ouverture aménagée par une plateforme pour permettre à un autre service de lui parler automatiquement. On peut imaginer une sorte de guichet où deux machines échangent des messages très courts, du type : “montre cette publicité”, “classe cet utilisateur”, “envoie-moi les données sur son comportement”. Ce que ferait un humain en plusieurs secondes, elles le font en une fraction de seconde, sans bruit ni témoin.

On a célébré ces petits guichets comme une révolution de simplicité. Ils permettent de relier entre eux des systèmes qui, autrement, ne se comprendraient jamais. Ils automatisent des tâches répétitives. Ils orchestrent des millions d’actions simultanées. Bref, ils deviennent les tuyaux invisibles qui soutiennent l’effervescence numérique.

Mais ces tuyaux reposent sur une hypothèse séduisante, presque naïve : une interaction numérique serait neutre, sans fatigue, sans impact. Un clic ne pèserait rien, une publicité n’aurait pas d’effet, une recommandation mal ciblée ne provoquerait qu’un léger agacement. En réalité, chaque interaction porte un coût humain minuscule, mais bien réel. La pub intrusive irrite. La suggestion absurde fatigue. L’impression d’être réduit à une série de métriques grignote la confiance.

Les API ont rendu ces coûts invisibles, et surtout, elles les ont externalisés. Les algorithmes ne voient ni la lassitude, ni la perte de lien, ni l’usure psychologique. Ils ne comptent que ce qui se mesure. Et ce qui ne se mesure pas n’existe pas.

L’efficacité technique devient alors un amplificateur, une sorte de carburant qui accélère le processus au lieu de le contenir.

La contagion numérique

Lorsque des machines peuvent dégrader l’expérience de millions de personnes en une fraction de seconde, il ne s’agit plus seulement d’un problème d’ergonomie. C’est un changement d’échelle, presque un changement d’état. Et cette logique, une fois installée, ne reste jamais confinée à ses premiers territoires. Elle se propage, comme une manière de penser devenue réflexe. L’enshittification déborde alors des plateformes qui l’ont inventée pour contaminer des pans entiers du numérique, puis le reste de l’économie.

Une fois qu’on a compris cette mécanique, on la reconnaît partout. C’est d’abord vertigineux, puis accablant. Ce qui semblait être des dysfonctionnements isolés (un service qui se dégrade ici, une plateforme qui devient cupide là) révèle soudain un schéma commun, presque une grammaire de la détérioration. L’enshittification n’est pas un accident qui se répète, c’est une méthode qui se réplique.

La liste des secteurs touchés ressemble désormais à un inventaire à la Prévert, mais sans la poésie.

  • Amazon a commencé comme une librairie géante qui promettait l’abondance. Aujourd’hui, c’est un marché aux produits sponsorisés où la visibilité s’achète et où les vendeurs voient parfois disparaître jusqu’à la moitié de leurs revenus dans les commissions et services obligatoires.
  • Audible, qui règne sur l’audio-livre, enferme chaque titre derrière un DRM obligatoire. Résultat : quitter la plateforme revient à perdre sa bibliothèque. Ce n’est plus un coût de sortie élevé, c’est une forme douce mais implacable de dépossession. Le numérique devrait libérer, il sert ici de cadenas.
  • Netflix, après avoir conquis le monde grâce à une offre simple et sans pub, introduit progressivement ce que son modèle originel promettait de faire disparaître. Le client, captif, finance la mutation du service qu’il avait pourtant choisi pour tout l’inverse.
  • Uber et Airbnb, autrefois symboles d’un confort à bas prix, sont devenus plus chers, moins fiables, plus opaques. L’avantage initial n’était pas un modèle, mais une subvention temporaire.
  • Les géants de la vente en ligne comme Shein, Temu ou AliExpress poussent la logique encore plus loin : une avalanche quotidienne de produits bon marché, renouvelés à la minute, sans égard pour l’environnement ni pour la qualité. Ici, l’enshittification ne dégrade pas seulement l’expérience, elle transforme notre rapport même à l’objet. Tout devient jetable, y compris l’attention.
  • L’intelligence artificielle générative, qu’il s’agisse de ChatGPT, Claude, Gemini ou de leurs dérivés, prolonge cette logique à un niveau inédit. Ce qui devait faciliter l’accès au savoir devient un moteur de saturation : articles automatisés, images standardisées, contenus produits à la chaîne. La mécanique décrite par Steve Bannon, « flood the zone with shit », trouve ici une dimension industrielle. La surabondance n’encombre plus seulement la page, elle brouille tout l’horizon : plus rien ne se distingue vraiment..
  • La contamination atteint même des domaines moins visibles, mais déterminants pour l’économie. L’industrie des études de marché en ligne, analysée par JD Deitch, en offre un exemple limpide. Ces plateformes, chargées de fournir des répondants aux enquêtes, ont suivi exactement le même triptyque. Elles ont d’abord attiré les participants avec des récompenses simples, puis promis aux entreprises des données abondantes et peu coûteuses. Enfin, elles ont cherché la marge en routant automatiquement les mêmes répondants vers des dizaines d’études, jusqu’à les épuiser. Fatigués, pressés, certains se mettent à répondre n’importe quoi juste pour obtenir leur maigre rémunération.

Le résultat est un effondrement silencieux. Le réservoir de répondants fiables s’assèche. Les données deviennent hasardeuses. Les décisions qui s’appuient sur ces données se dégradent à leur tour. Et pourtant, le système tient debout, car personne n’a individuellement intérêt à le remettre en cause. C’est une tragédie des biens communs appliquée aux fondations mêmes de la connaissance commerciale.

Quand l’Enshittification s’attaque au réel…

Ce qui rend la situation réellement préoccupante, c’est que désormais cette logique ne s’arrête plus aux écrans. Maintenant elle s’infiltre dans notre vie courante, comme si une manière de penser (extraire d’abord, optimiser ensuite, réparer jamais) avait trouvé un chemin vers le monde physique. L’enshittification devient alors moins une dérive technologique qu’un diagnostic social.

… l’expertise devient une marchandise comme une autre !

Cette migration du mal touche d’abord ce que nous pensions protégé : les métiers fondés sur l’expérience, le jugement, la rencontre. Antonio Casilli et Bernard Stiegler en avaient anticipé les contours à travers une idée simple et glaçante : la prolétarisation des savoirs. Dans leur perspective, le numérique ne décharge pas l’humain, il le dépouille. Les gestes professionnels sont découpés, simplifiés, empaquetés dans des protocoles pensés pour être appliqués vite et uniformément.

Le travail expert se transforme alors en travail du clic. Le médecin, le chercheur, l’ingénieur ou l’enseignant deviennent les opérateurs d’un système qui leur dicte la bonne case à cocher. Le cœur de leur métier (l’interprétation, la nuance, la prise de décision) s’efface derrière des indicateurs de performance conçus pour répondre aux objectifs de la plateforme plutôt qu’aux besoins du terrain. C’est l’enshittification appliquée aux humains : attirer les talents, les presser comme un citron, puis réduire leur expertise à un protocole standardisé.

Et ce n’est pas une abstraction théorique. Cette mécanique s’incarne, de manière parfois brutale, dans deux domaines que l’on pensait hors de portée : la médecine et la science.

… la décomposition programmée de la médecine générale s’accélère !

Dans l’éditorial paru en janvier 2025 dans le British Journal of General Practice, le Dr Euan Lawson déroule un récit qui ressemble moins à une analyse médicale qu’à une autopsie institutionnelle. Le titre « L’enshittification de la médecine générale » avait tout du geste provocateur. Mais les vingt-huit mois d’enquête présentés derrière ce titre donnent l’impression inverse : le mot est presque trop faible.

Lawson et son équipe ont observé, semaine après semaine, douze cabinets à travers le Royaume-Uni, de l’Angleterre rurale aux banlieues densément peuplées. Partout, les symptômes étaient les mêmes, comme si un virus administratif avait circulé d’un cabinet à l’autre.

Le premier choc remonte à 2004. Avec l’introduction du Quality and Outcomes Framework (QOF), les généralistes ont basculé dans un nouvel univers : celui de la consultation codifiée. Tout, absolument tout, se voit traduit en indicateurs. L’intuition, la relation, l’examen clinique, la discussion délicate, deviennent des cases à cocher, avec leur barème, leurs seuils, leurs pénalités. Lawson parle d’un « acte de reddition volontaire ». En acceptant ce système, les médecins ont livré leur autonomie professionnelle à une bureaucratie comptable persuadée qu’on peut mesurer la qualité d’un soin comme on mesure la productivité d’une chaîne d’assemblage.

Le résultat est une transformation lente mais profonde de la pratique clinique. Le médecin généraliste, autrefois pivot de la relation de soin, se retrouve pris dans un double étau. D’un côté, les gouvernements successifs multiplient les exigences : chaque année, de nouvelles cibles, de nouveaux formulaires, de nouvelles obligations s’ajoutent à un dispositif déjà hypertrophié. De l’autre, les outils numériques censés aider (plateformes de triage, dossiers électroniques enrichis, téléconsultations) ajoutent une couche supplémentaire de friction. L’étude montre que pour certaines tâches, il fallait désormais cinq écrans distincts pour accomplir ce qu’un médecin faisait auparavant en quelques minutes avec un carnet papier. Le progrès technique inverse le progrès médical : il donne l’apparence de l’efficacité tout en sapant l’essence de la relation thérapeutique.

Puis survient la pénurie de personnel, véritable catalyseur de la crise. Pour « dégager du temps médecin », le système redistribue massivement les tâches. Les consultations simples, autrefois la respiration naturelle du cabinet, sont confiées à des assistants cliniques, des infirmiers spécialisés ou des pharmaciens. Sur le papier, c’est logique. Dans la pratique, c’est une bombe à retardement. Privé de ces cas simples qui structuraient le rythme de la journée et permettaient de maintenir une vision globale des patients, le médecin se retrouve exposé en permanence aux cas complexes : poly-pathologies, diagnostics incertains, situations sociales fragiles.

Lawson appelle ce phénomène la complexity loop, la boucle de complexité. À mesure que les cas faciles disparaissent, chaque consultation devient plus longue, plus exigeante, plus risquée. Plus le médecin traite de complexité, plus il s’épuise. Plus il s’épuise, plus le risque d’erreur augmente. Plus le risque augmente, plus les superviseurs ajoutent des protocoles. Et ainsi de suite. Une spirale sans sortie.

L’étude pointe aussi un autre paradoxe : les outils de triage numérique, introduits avec la promesse de fluidifier les parcours, créent en réalité de nouvelles formes d’inefficacité. Certains patients multiplient les entrées dans le système, déclenchant des consultations inutiles. D’autres, au contraire, sont orientés vers des circuits qui ignorent leur situation réelle. L’optimisation algorithmique, pensée comme un filtre, agit comme un brouillard supplémentaire.

Et derrière cette dégradation structurelle apparaît un coût humain colossal. Un rapport de l’Institute of Health Equity publié en janvier 2024 estime qu’un million de morts prématurées au Royaume-Uni depuis 2010 peuvent être attribuées aux politiques d’austérité. Lawson est explicite : ces choix ne sont pas des accidents. Ils découlent d’une vision gestionnaire du soin, où chaque minute doit être optimisée, chaque acte comptabilisé, chaque dépense justifiée par un indicateur.

La médecine générale, autrefois pierre angulaire du système de santé britannique, se trouve ainsi réduite à une mécanique appauvrie. L’enshittification n’y produit pas des fils d’actualité dégradés ou des résultats de recherche médiocres. Elle produit de l’épuisement professionnel, des diagnostics retardés, des soins fragmentés. Elle produit des vies raccourcies. C’est le même processus que celui des plateformes numériques, mais appliqué cette fois à un domaine où la conséquence se mesure en années d’existence.

… et la science se noie dans les papermills et autres revues zombies

Si la médecine ploie sous les protocoles, la science subit une forme plus insidieuse de dégradation. Dans un éditorial de 2024, Toomas Timpka décrit un paysage que les chercheurs voient désormais quotidiennement : celui d’une publication scientifique transformée en marché, saturé d’articles douteux, de revues zombies et d’ateliers clandestins capables de produire de la recherche factice à la chaîne.

L’histoire commence pourtant avec une belle idée : l’open access. Publier librement, partager le savoir, briser les barrières tarifaires. Puis les revues ont glissé, presque imperceptiblement, vers une logique de volume. Le nombre de publications devient un argument commercial. Les délais s’accélèrent. Les relectures s’allègent. Des autoroutes éditoriales apparaissent, où la publication dépend davantage des frais versés que de la rigueur.

C’est dans ces failles que prolifèrent les papermills. Leur métier : fabriquer des articles qui imitent la science. Graphiques plausibles, tableaux cohérents, références bien formatées, résultats inventés mais crédibles. Pour un lecteur pressé, l’illusion tient. Pour un algorithme de détection, elle passe.

L’arrivée de l’IA générative a transformé ces ateliers artisanaux en chaînes industrielles. Ce qui demandait plusieurs jours s’écrit désormais en heures. En 2023, plus de dix mille articles ont été rétractés dans le monde, dont huit mille d’un seul éditeur, Hindawi. Une hémorragie qui a entraîné la fermeture de plusieurs revues et englouti des millions.

Mais le vrai danger est ailleurs. Ces modèles d’IA s’entraînent sur la littérature scientifique authentique, digèrent son style, recomposent des textes plausibles… puis réinjectent leurs faux dans la base de données. La contamination devient circulaire : plus il existe de faux articles, plus les modèles en produisent, et plus ils en produisent, plus ils polluent la littérature. C’est un cannibalisme épistémique, un cercle qui s’auto-alimente.

Et les articles rétractés ne disparaissent jamais vraiment. Ils restent indexés, cités, repris dans des analyses, comme des toxines qui continuent de cheminer dans la chaîne alimentaire scientifique longtemps après leur apparition.

La trajectoire est identique à celle des plateformes numériques : une promesse initiale, une bascule progressive vers la quantité, puis une extraction toujours plus agressive. Le résultat n’est pas la disparition de la science, mais sa noyade lente, dans un océan de textes plausibles mais faux, qui imitent la rigueur tout en trahissant son esprit.

Quand la lucidité devient un piège, et comment en sortir

À ce stade, on pourrait croire que la lucidité collective serait le premier pas vers un sursaut. Le phénomène est documenté, discuté, disséqué. L’enshittification est devenue un mot-clé de conférences, un sujet de panels, une rubrique d’analyses. Tout semble mûr pour un mouvement de fond.

Et pourtant, rien ne change.

Ben Hunt a mis un nom sur cette inertie : le Common Knowledge Problem. Le problème n’est pas seulement que chacun sait. C’est que chacun sait que chacun sait. Cette couche de conscience supplémentaire crée une atmosphère étrange où la visibilité totale du désastre ne mène plus à l’action, mais à une forme de torpeur sociale. On parle du problème au lieu de le résoudre. On confond diagnostic et traitement. Le discours devient un substitut à l’engagement.

À cette paralysie cognitive s’ajoute un verrou économique. Dans un système fondé sur l’extraction et la compétition permanente, toute tentative de résistance isolée est immédiatement punitive :

  • le vendeur Amazon qui refuse de payer perd sa visibilité,
  • la revue scientifique qui renforce sa relecture perd ses auteurs,
  • la plateforme d’études qui traite mieux ses répondants perd ses clients,
  • l’utilisateur qui quitte Facebook perd ses liens sociaux.

Chacun voit ce qu’il faudrait faire collectivement, mais chacun est pénalisé s’il agit seul. C’est un dilemme du prisonnier à l’échelle planétaire.

Alors comment rompre ce cercle ?

La réponse ne réside pas dans la prise de conscience (elle est déjà là) mais dans la création de marges de manœuvre réelles. La première, la plus structurante, est celle que Cory Doctorow défend depuis des années : rendre le départ possible. En un mot, l’interopérabilité.

Pouvoir quitter un service sans laisser derrière soi sa vie numérique. Exporter ses messages, ses contacts, ses archives. Continuer une conversation ailleurs. Rendre aux utilisateurs ce que les plateformes ont méthodiquement transformé en captivité. L’interopérabilité n’est pas un gadget technique : c’est une forme douce mais redoutablement efficace de contre-pouvoir.

À ce socle peuvent s’ajouter des leviers concrets, souvent négligés parce qu’ils ne sont ni spectaculaires ni médiatiques :

  • une portabilité réelle, utilisable, standardisée,
  • un retour à un Internet où l’intelligence réside aux extrémités, non au centre,
  • un droit anti-monopole appliqué sans trembler,
  • des financements publics pérennes pour les infrastructures ouvertes.

Ce sont des combats lents, techniques, parfois ingrats. Mais ce sont eux qui, patiemment, fissurent les structures d’extraction qui rendent l’enshittification inévitable.

À l’échelle individuelle, des gestes demeurent possibles :

  • migrer vers Signal, Mastodon, ou des services libres,
  • soutenir les projets qui prennent soin des communs numériques,
  • payer pour des services vertueux,
  • choisir la désertion partielle plutôt que la résignation totale.

À l’échelle collective, il faut continuer de nourrir ce qui résiste : Framasoft, Wikimedia, Nextcloud, Mastodon. Non parce qu’ils sont parfaits, mais parce qu’ils durent. Et durer, dans l’économie de l’enshittification, est déjà une forme de victoire.

Il serait tentant de croire que ce travail patient d’alternatives, d’interopérabilité et de structures communes ne suffira jamais à renverser l’inertie du système. Et pourtant, c’est précisément dans cet effort modeste, continu, parfois presque invisible, que se joue une part décisive de l’avenir numérique. L’enshittification prospère là où tout se vaut, où l’épuisement se substitue à la vigilance, où la résignation se glisse dans les interstices du quotidien. Elle avance moins par la force que par l’habitude, moins par la domination que par l’abandon progressif de toute exigence.

Résister à cette pente ne demande ni héroïsme ni grand soir. Cela demande simplement de ne pas laisser l’usure dicter la forme de notre monde. D’accepter que certaines trajectoires exigent d’être redressées lentement, avec une constance que les plateformes n’ont pas prévue et que leurs modèles économiques n’intègrent pas. Rien n’oblige à se satisfaire d’outils diminués, de services appauvris, d’interfaces rendues hostiles par calcul. Rien n’interdit de préférer la qualité à la facilité, l’attention à l’automatisme, la continuité à la captation.

Ce choix n’a rien d’abstrait. Il se joue dans la manière dont nous orientons nos usages, dans les initiatives que nous soutenons, dans les infrastructures qui méritent d’être protégées. Il se tisse dans ces espaces discrets où des communautés refusent que le numérique soit réduit à un piège, dans ces projets qui tiennent bon malgré la pression, dans ces fragments d’Internet qui continuent de porter une autre idée du progrès.

L’enshittification ne disparaîtra pas d’elle-même, et rien n’indique qu’elle reculera partout avec la même intensité. Mais elle ne constitue pas pour autant une fatalité indépassable. Tant qu’il existera des lieux où la rigueur, la transmission et la coopération ne sont pas des slogans mais des pratiques, tant qu’il restera des acteurs pour défendre une certaine idée de ce que pourrait être un espace numérique digne de ce nom, la dégradation programmée ne pourra jamais s’imposer totalement.

On oublie parfois que le numérique n’a pas toujours eu cette absence de contour, cette impression que chaque geste laisse une trace stockée ailleurs, dans un espace qu’on ne maîtrise plus. Il fut un temps où nos vies numériques ressemblaient à un atelier : des dossiers que l’on range, des photos que l’on garde, des musiques que l’on transporte. Rien n’était parfait, mais tout nous appartenait encore, avec la simplicité d’un objet que l’on tient dans la main.

Se souvenir de cet âge analogique n’a rien de nostalgique. C’est une manière de rappeler qu’un autre rapport au numérique est possible, fondé sur la continuité, la maîtrise et un certain respect du temps. L’enshittification prospère lorsque tout devient interchangeable, lorsque nos traces se dissolvent dans des flux qui n’ont plus d’intérieur. Restaurer un ancrage, même fragile, même partiel, revient à rouvrir un espace où l’on peut respirer et penser autrement.

Ce ne sera peut-être pas une victoire éclatante, ni un renversement brusque, mais une manière de préserver la possibilité d’un autre futur. Un futur qui ne serait pas dicté uniquement par l’extraction, mais par un choix, même minuscule, répété jour après jour : celui de ne pas se résoudre à la médiocrité. Et dans cette vigilance têtue, presque artisanale, se trouve peut-être la seule manière de rappeler que le numérique peut encore relever de notre choix, et non seulement de notre acquiescement.


Références

Pour les esprits méticuleux, amateurs de chiffres et de nuits blanches à vérifier les sources, voici les liens qui ont nourri cet article. Ils rappellent une chose simple : l’information existe encore, pour peu qu’on prenne le temps de la lire, de la comparer et de la comprendre. Mais dans un avenir proche, ce simple geste deviendra peut-être un luxe, car à mesure que les textes générés intégralement par des IA se multiplient, le vrai risque n’est plus la désinformation, mais la dilution du réel dans un océan de contenus simplement plausibles.

American Dialect Society (2024). 2023 Word of the Year is « enshittification ». (https://www.americandialect.org/2023-word-of-the-year-is-enshittification)

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