J’en ai ras-le-bol. Ras-le-bol de lire des inepties servies tièdes comme si elles étaient des révélations. On pourrait croire que la mode des experts auto-proclamés allait finir par s’essouffler, mais non, elle prospère de plus belle comme un algorithme viral. Une armée de nouveaux prophètes de l’IA, surgis de nulle part, hier encore vendeurs de lessive premium ou évangélistes PowerPoint du vide, se découvrent aujourd’hui docteurs ès-raisonnement des LLM, armés de trois articles de blog, deux vidéos YouTube et d’une confiance en soi capable d’alimenter un data center.
Ils débarquent sur scène comme des rockstars du PowerPoint : micro-cravate réglé au millimètre, manches retroussées pour afficher une fausse décontraction “authentique”, jean’s plus cher que votre loyer mais savamment délavé pour dire “je suis comme vous”, tout en sachant très bien qu’ils ne le sont pas. Leur sourire calibré brille sous les spots, tandis que leurs slides dégoulinants de mots-clés plus ou moins creux défilent au rythme d’un vieux top 50.
Et d’un ton inspiré, ils nous présentent leur dernier chouchou numérique, ce pseudo-Einstein en silicium qui passerait ses nuits à méditer sur la métaphysique du zigomar à poil ras entre deux multiplications de matrices.
À les entendre, GPT-5, doté d’un QI “supérieur à celui d’Einstein” selon les communiqués les plus enthousiastes, se livrerait à des réflexions abyssales sur la condition humaine, griffonnant des dissertations existentielles avant de s’assoupir, fier de son génie conceptuel. Sauf que non. Pas plus que mon grille-pain ne se demande le matin s’il doit dorer mon pain à la mode kantienne ou schopenhauerienne, un LLM ne se réveille avec un plan de carrière intellectuelle. Derrière le vernis flatteur, il n’y a ni intention, ni intuition, ni conscience. Juste une mécanique qui enchaîne des mots. Des MOTS, POINT FINAL.
Et le vrai problème n’est pas seulement que ces discours enjolivent la réalité. C’est qu’ils mentent, tout simplement et, le plus souvent, par ignorance. Ils travestissent un moteur statistique en gourou inspiré, maquillent un calculateur de probabilités en conscience éclairée, et brouillent délibérément, ou par naïveté, la compréhension de ce qu’ils prétendent expliquer.
Résultat : un public captivé par l’illusion que penser est juste savoir empiler des phrases comme on aligne des cubes en plastique.
NOTE : L’explication qui suit peut sembler un peu technique si l’on n’est pas familier avec le sujet. Alors pour éviter de perdre tout le monde en route, j’ai découpé cet article en deux parties.
- D’abord une version courte (et vulgarisée) claire et sans jargon, qui résume l’essentiel : GPT-5 (et consorts) ne raisonnent pas au sens propre du terme, quoi qu’en disent certains discours enjolivés.
- Ensuite, pour les curieux une version plus détaillée qui plonge plus loin dans les limites réelles de ces modèles, avec des exemples concrets et des résultats de recherche.
Version courte (et vulgarisée)
Raisonner, pour nous, ce n’est pas seulement enchaîner des mots qui semblent “sonner juste”. C’est observer, réfléchir, relier ce que l’on sait, ce que l’on a vécu et ce que l’on ressent pour former une idée. C’est la tester, l’ajuster si elle ne tient pas, ou la laisser tomber si elle ne fonctionne pas. C’est aussi percevoir quand quelque chose cloche, sentir qu’il manque un élément ou qu’une piste n’est pas la bonne.
Une IA générative, elle, ne fait rien de tout cela. Elle ne voit pas, n’entend pas, ne se souvient pas. Elle ne comprend pas ce qu’elle produit. Elle prédit simplement la suite de mots la plus probable en fonction d’un contexte donné, en s’appuyant sur des milliards d’exemples qu’elle a analysés. Son “réflexe” n’est pas de penser, mais de calculer. C’est un jeu de devinette à grande échelle, sans intention, sans intuition et sans conscience de ses propres limites.
Certaines méthodes, comme le “Chain-of-Thought” (enchaîner des étapes de réflexion), peuvent donner l’impression que la machine suit un raisonnement comparable au nôtre. Mais les recherches montrent que, dans certains cas, multiplier les étapes dégrade la qualité des réponses. Parler de “raisonnement” dans ce contexte est donc un abus de langage : cela pousse à confondre un calcul statistique avec une pensée réelle. Et ce glissement n’est pas anodin, car il façonne notre perception de ces systèmes et alimente des attentes qui ne correspondent pas à ce qu’ils peuvent réellement accomplir.
La version longue
Chez un humain, raisonner, c’est articuler un enchaînement logique d’idées en s’appuyant sur un modèle interne du monde. Ce modèle est construit au fil du temps par l’expérience, nourri par la mémoire des faits passés, enrichi par l’observation, et souvent modulé par les émotions. Les neurosciences montrent que ce processus engage simultanément plusieurs réseaux cérébraux : les régions préfrontales, qui jouent un rôle central dans la planification et l’évaluation, l’hippocampe, impliqué dans la mémoire et la mise en relation d’informations et des circuits associatifs qui intègrent perceptions, souvenirs et connaissances générales. Ce maillage permet d’établir des liens entre des situations différentes, d’anticiper des conséquences, de formuler des hypothèses et de les tester.
Raisonner, c’est aussi savoir suspendre un jugement, reconnaître une contradiction, ou revenir sur une idée lorsque les faits la contredisent, autant d’opérations qui mobilisent à la fois l’analyse consciente et des mécanismes automatiques de détection d’erreur. C’est se dire : « Si A implique B, et que B est faux, alors A doit l’être aussi », et comprendre non seulement la validité formelle de cette chaîne logique, mais aussi sa pertinence dans le contexte. Autrement dit, c’est être capable d’évaluer à la fois la structure et la valeur d’une conclusion avant même de l’énoncer, en intégrant des connaissances, des repères et des expériences que la biologie de notre cerveau rend malléables et adaptatifs.
Et, chez l’humain, cette évaluation ne se déroule pas dans le vide : elle s’appuie sur un environnement sensoriel et social, où chaque perception, chaque interaction, peut infléchir le raisonnement. Nous ne faisons pas que reconnaître des formes ou répéter des séquences familières, nous actualisons sans cesse nos hypothèses en fonction de ce qui se passe autour de nous, de ce que nous voyons, entendons, ressentons. C’est cette boucle continue entre le monde, nos sens et notre jugement qui distingue le raisonnement humain d’un simple alignement statistique de motifs.
Comme le souligne Thinking, Fast and Slow? On the Distinction Between Reasoning and Pattern Matching in LLMs, la pensée humaine implique une mise à jour dynamique de nos hypothèses à mesure que de nouvelles informations arrivent. Nous confrontons sans cesse nos représentations mentales à la réalité perçue et aux retours de notre environnement.
Un LLM, lui, ne possède pas de représentation interne du monde, pas de conscience, pas d’intention. Son fonctionnement repose sur une architecture mathématique qui, à partir du contexte fourni, estime la suite de mots la plus probable selon des modèles statistiques appris sur de vastes ensembles de textes. Autrement dit, là où nous raisonnons en interaction constante avec le réel, il prolonge simplement une séquence statistiquement probable.
Il n’y a ni rappel d’expériences vécues, ni intégration sensorielle, ni mécanisme biologique d’évaluation. Le LLM n’accède pas au sens de ce qu’il produit : il manipule des symboles (tokens) et des probabilités, pas des concepts vécus. Chaque mot généré est la conséquence d’un calcul, et non le résultat d’une compréhension ou d’une réflexion.
Et pourtant, il suffit d’observer certaines réponses pour comprendre d’où vient l’illusion. La manière dont un LLM enchaîne ses phrases, le style structuré qu’il peut adopter, tout cela donne facilement l’impression qu’il “raisonne” réellement. Cette impression est renforcée lorsqu’on utilise des techniques spécifiques qui l’amènent à détailler ses étapes de « réflexion ». La plus connue porte le nom séduisant de Chain-of-Thought.
Le malentendu du Chain-of-Thought
Les travaux de Zhou et al. (2023) montrent que la longueur d’une chaîne Chain-of-Thought influence directement la performance, et pas toujours de manière positive. Trop d’étapes intermédiaires augmentent mécaniquement le risque d’erreurs : une approximation introduite au début peut se propager d’un maillon à l’autre jusqu’à fausser la conclusion finale. À l’inverse, un cheminement trop court peut négliger des transitions logiques essentielles ou ignorer des informations nécessaires à la résolution complète du problème.
Les résultats dessinent ainsi une relation en forme de courbe en cloche : il existe une zone optimale où la chaîne est assez détaillée pour éclairer la réponse, mais pas assez longue pour devenir contre-productive. Ce point d’équilibre n’est pas le fruit d’une stratégie adaptative : le modèle ne « sait » pas s’arrêter quand la solution est trouvée. Il suit strictement la structure imposée, même si celle-ci l’entraîne dans des étapes inutiles qui peuvent dégrader la précision de la réponse.
Chez un humain, cette gestion de la longueur est souple, adaptative : nous pouvons décider de prendre un détour pour explorer une piste, de revenir en arrière si un point semble bancal, ou d’interrompre le processus si nous pressentons que nous avons déjà la bonne réponse. Un LLM, lui, reste enfermé dans la structure qu’on lui a prescrite, il déroule mécaniquement les étapes, même si elles le mènent droit dans une impasse.
Or, comme le montrent plusieurs travaux, dont The Unreasonable Effectiveness of Chain-of-Thought Reasoning et The Curse of CoT (2025), un allongement excessif des chaînes peut dégrader la précision finale. Chaque étape supplémentaire augmente le risque de propager une erreur, et, dans certains contextes comme l’in-context learning fondé sur des motifs explicites, cette dégradation devient systématique. Les auteurs de The Curse of CoT identifient notamment un “effet distance” : l’ajout d’étapes intermédiaires allonge le contexte entre exemples et réponse, perturbant la capacité du modèle à exploiter les démonstrations. Ils mettent aussi en évidence une dualité frappante : le raisonnement explicite produit par le CoT, souvent bruité, interfère avec un raisonnement implicite plus robuste, au point que la combinaison des deux détériore le résultat final.
Les architectures qui imitent la réflexion
Prenons un exemple concret : la méthode Reflexion, introduite en 2023 par Shinn, Cassano et al. Sur le papier, on pourrait croire qu’il s’agit d’un agent capable d’apprendre de ses erreurs. Le scénario semble séduisant : l’IA accomplit une tâche, évalue son propre travail, identifie ses points faibles, puis se corrige lors d’une nouvelle tentative.
Le fonctionnement réel est plus prosaïque, et surtout plus mécanique. Voici le cycle :
- On demande à un agent IA, généralement basé sur un grand modèle de langage, d’exécuter une tâche donnée.
- Après cette première tentative, on lui demande de produire une auto-évaluation textuelle de sa réponse, censée pointer les erreurs ou les limites.
- Ce texte d’évaluation est ensuite résumé et conservé dans une mémoire externe.
- Lors de la tentative suivante, ce résumé est réinjecté dans le prompt d’entrée.
Le modèle génère alors une nouvelle réponse influencée par ces informations supplémentaires. Mais il ne « réfléchit » pas à sa réponse précédente au sens humain du terme.
Il ne garde pas de trace interne de ses erreurs, ne les revoit pas avec recul, et ne développe pas une compréhension conceptuelle de ce qu’il a mal fait. Il réagit simplement au texte qui lui est fourni, comme il le ferait pour n’importe quelle autre consigne, parce qu’il a appris à imiter ce genre de corrections dans ses données d’entraînement.
En pratique, Reflexion est donc une architecture de contrôle externe : c’est la structure qui entoure le modèle qui orchestre le processus réponse → critique → nouvelle réponse. L’IA est un composant de ce système, mais le « processus d’amélioration » est entièrement imposé de l’extérieur.
Pour reprendre une image simple, c’est comme un acteur à qui l’on remet, avant de rejouer une scène, une fiche listant ses erreurs précédentes. Il pourra corriger certains détails de son jeu, mais pas parce qu’il a acquis une conscience de son rôle, simplement parce qu’il suit des instructions précises dictées par un autre.
Ce qui entretient l’illusion, c’est que, dans les faits, ces techniques améliorent effectivement les résultats. Les réponses produites paraissent plus pertinentes, plus abouties. Et, à force, on pourrait se laisser convaincre qu’un tel progrès ne peut venir que d’une forme de réflexion authentique. Pourtant, entre « générer une sortie plus satisfaisante » et « raisonner » au sens humain, il y a un fossé qu’aucune performance brute ne comble.
À cela s’ajoute un autre travers documenté : la non-fidélité des chaînes produites. Une étude (Chain-of-Thought Reasoning In The Wild Is Not Always Faithful, 2025) montre que des modèles peuvent décider d’une réponse à partir d’un biais implicite, puis construire après coup un enchaînement d’arguments destiné à justifier cette réponse. Ce phénomène, qualifié de post-hoc rationalization, est observé même sans biais volontaire dans le prompt. Les chercheurs décrivent aussi des “raccourcis illogiques non avoués” (unfaithful illogical shortcuts) : le modèle omet des étapes essentielles, mais donne l’illusion d’un raisonnement rigoureux.
Pourquoi cet abus de langage est un problème
Alors, me direz-vous, où est le mal à dire que « l’IA raisonne » ? Après tout, ce n’est qu’une façon de parler. Justement, c’est là que le piège se referme : à force de mots mal choisis, on modifie insensiblement la façon dont nous percevons et utilisons ces systèmes.
- En pédagogie, présenter un modèle de langage comme un « esprit » capable de raisonner installe une illusion de compréhension. Les apprenants finissent par s’en remettre à ses réponses comme à une autorité intellectuelle, en sautant les étapes nécessaires pour construire eux-mêmes leur raisonnement. Ils perdent alors l’occasion de vérifier, de douter, de confronter les idées, ce qui est pourtant l’essence même de l’apprentissage.
- Sur le plan cognitif, nous prenons l’habitude de déléguer non pas seulement l’exécution, mais aussi la formulation de nos propres pensées. C’est une externalisation insidieuse : nous laissons un moteur statistique remplir les interstices de notre réflexion, au point d’en oublier que la machine ne « pense » pas, elle devine la suite la plus probable. Cette habitude finit par affaiblir notre vigilance intellectuelle, comme un muscle qu’on ne sollicite plus.
- Sur le plan éthique, les mots façonnent les responsabilités. Dire qu’ »une IA a raisonné ainsi » revient à lui attribuer une intention ou un jugement qu’elle n’a pas. Cela brouille les lignes : qui doit rendre des comptes si la décision qui en découle cause un préjudice ? Le concepteur ? L’utilisateur ? L’organisation qui a choisi de lui faire confiance ? Plus on prête à la machine des qualités humaines, plus on rend flou le partage des responsabilités humaines.
Plutôt que de parler de raisonnement, parlons de simulation de raisonnement. Ou, plus honnêtement encore, de production guidée par instructions. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une génération de texte orientée par un contexte, parfois enrichie par des mécanismes périphériques, mémoire externe, évaluation intermédiaire, réinjection d’éléments pertinents, qui encadrent le comportement du modèle.
Ce vocabulaire a moins d’éclat que les métaphores anthropomorphiques que propagent, avec un aplomb certain, nombre de (pseudo) experts en IA. C’est vrai. Mais il a l’avantage de ne pas travestir la réalité. Employer ces mots précis, c’est rappeler que nous parlons d’un processus purement computationnel : chaque sortie n’est que le résultat d’un calcul de probabilité effectué à partir d’exemples rencontrés lors de l’entraînement. Rien de plus. Rien qui s’apparente à une réflexion autonome, ni à une quelconque prise de conscience.
Employer des termes précis, même s’ils sont moins séduisants, permet aussi de garder notre esprit critique en éveil. Et même lorsque l’on admet que ces systèmes “raisonnent” au sens computationnel, il faut garder en tête certaines limites structurelles. Des résultats théoriques récents (Lower Bounds for Chain-of-Thought Reasoning in Hard-Attention Transformers, 2025) montrent que, pour certaines tâches, la longueur minimale d’une chaîne de raisonnement croît de façon linéaire avec la taille du problème. Autrement dit, même avec un CoT optimal, il existe des contraintes fondamentales qui fixent un plafond à ce que ces architectures peuvent accomplir, et ce plafond se paie en coût computationnel.
Cette clarté terminologique et technique évite que, peu à peu, le langage n’ouvre la porte à des malentendus lourds de conséquences, où l’on prêterait à la machine des intentions ou des jugements qui ne sont que le reflet de nos propres projections. En d’autres termes, remettre les mots à leur juste place, c’est se donner la possibilité de réfléchir lucidement à ce que ces systèmes font réellement, et à ce qu’ils ne feront jamais. C’est un préalable indispensable avant de décider ce que l’on peut, ou non, leur confier.
Nous vivons à une époque où le langage, soigneusement calibré par des algorithmes, peut donner à une machine l’air d’être intelligente. Mais ce n’est qu’un air ! Une illusion de pensée, entretenue par la fluidité du texte et la cohérence apparente des réponses. Et si nous nous laissons séduire par cette apparence, nous risquons non seulement de lui prêter des facultés qu’elle n’a pas, mais aussi, insensiblement, de déléguer les nôtres.
Ce glissement est insidieux : il ne se produit pas en un jour, mais par petites habitudes accumulées, accepter sans vérifier, répéter sans comprendre, s’en remettre à l’outil plutôt qu’à son propre jugement.
Alors, la prochaine fois que vous entendrez qu’une IA « raisonne », posez-vous cette question simple, mais essentielle : Est-ce elle qui pense… ou est-ce moi qui ai cessé de le faire ?
Pour aller (encore) plus loin
Pour celles et ceux qui voudraient creuser un peu plus le sujet et qui ont le courage de se plonger dans la prose parfois aride des publications universitaires, certains travaux récents offrent un éclairage précieux. Parmi eux, trois papiers disponibles sur arXiv constituent un bon point de départ :
- The Curse of CoT: On the Limitations of Chain-of-Thought in In-Context Learning
- Chain-of-Thought Reasoning In The Wild Is Not Always Faithful
- Lower Bounds for Chain-of-Thought Reasoning in Hard-Attention Transformers
Bien sûr, il en existe d’autres…