Depuis les premiers balbutiements de l’humanité, l’éducation a toujours été l’instrument privilégié par lequel les civilisations façonnent leur devenir. Des scribes de Mésopotamie aux ingénieurs de la Silicon Valley, chaque époque a forgé ses élites selon les impératifs de son temps. Mais jamais nous n’avions assisté à une transformation aussi radicale que celle qui se déploie aujourd’hui dans les salles de classe chinoises.
J’observe, avec cette fascination mêlée d’inquiétude que suscitent les grands basculements historiques, une révolution silencieuse qui redéfinit les codes mêmes de la transmission du savoir. À partir de septembre 2025, chaque enfant chinois, dès l’âge de six ans, découvrira l’intelligence artificielle non comme un objet d’étude parmi d’autres, mais comme le nouveau langage de son époque.
Quand Huai Jinpeng, le ministre chinois de l’Éducation, évoque l’IA comme la « clé en or » du système éducatif, ses mots résonnent avec l’écho des grandes proclamations impériales. Cette métaphore révèle la vision prométhéenne d’un pays qui entend devancer l’Occident dans la course à cette technologie cardinale. Car derrière cette réforme éducative se dissimule une vérité que peu osent formuler : celui qui contrôlera l’IA demain détiendra les clés de l’hégémonie mondiale.
À Chengdu, Xiaoming, 6 ans, débute sa première leçon de codage avec Meiling, une IA éducative à la voix douce qui l’accompagnera tout au long de sa scolarité. Il ne comprend pas encore ce que signifie « réseau de neurones », mais il sait déjà entraîner un modèle à reconnaître les insectes dans son jardin.
Pendant ce temps-là, à Montpellier, Lucien, 6 ans, a reçu son premier identifiant pour accéder à Pix Junior. Il apprend à cliquer sur une icône pour ouvrir un traitement de texte.
Une stratégie de puissance d’une ambition saisissante
Cette mutation ne procède d’aucune improvisation. Elle s’inscrit dans la logique implacable d’un plan dont la cohérence force l’admiration, même chez ses détracteurs les plus convaincus. La Chine, avec cette patience millénaire qui caractérise sa culture stratégique, a compris que la véritable bataille ne se livrera pas dans les laboratoires d’aujourd’hui mais dans les esprits de demain.
L’architecture du programme révèle une sophistication remarquable. À l’école primaire, l’enfant apprivoise l’IA par le jeu. Au collège, l’accent se déplace vers l’application concrète. Au lycée, s’épanouit la dimension créatrice qui transforme l’utilisateur en créateur. Cette progression dissimule une ambition plus vaste : transformer chaque citoyen chinois en « natif numérique de l’IA », créant la première société massivement compétente dans cette technologie.
Contrairement aux approches élitistes traditionnelles qui concentrent l’expertise dans quelques centres d’excellence, la Chine mise sur une diffusion capillaire des compétences. Cette démocratisation massive constitue l’arme de disruption la plus redoutable de notre époque. Pendant que l’Occident débat encore des modalités d’intégration de l’IA dans ses programmes scolaires, l’Empire du Milieu forme déjà des cohortes entières d’enfants qui grandiront avec cette technologie comme compagnon naturel. Dans dix ans, ces jeunes Chinois maîtriseront l’IA comme nous maîtrisons l’informatique, avec cette aisance instinctive que confère l’apprentissage précoce.
Les chiffres témoignent déjà de cette avance stratégique : la Chine produit près de la moitié des meilleurs chercheurs en IA au monde, contre seulement 18% pour les États-Unis. Pour soutenir cette transformation, Pékin déploie des moyens colossaux : cent enseignants experts et mille enseignants spécialisés formés rien que pour la capitale. Cette mobilisation rappelle les grands travaux impériaux, quand l’Empire du Milieu érigeait ses murailles. Aujourd’hui, c’est une muraille cognitive qu’il édifie pour conquérir.
Xiaoming crée son premier chatbot pour aider ses grands-parents à gérer leur petit commerce.
Lucien, lui, découvre que le copier-coller sur un clavier s’écrit « Ctrl + C ».
Cette transformation s’inscrit dans un contexte géopolitique où l’IA devient progressivement un enjeu de souveraineté nationale. Les estimations de Goldman Sachs révèlent l’ampleur des enjeux : l’IA pourrait contribuer à hauteur de 0,2 à 0,3 point de pourcentage au PIB chinois d’ici 2030. Ces décimales représentent des sommes astronomiques qui redéfiniront les équilibres de puissance mondiaux. En janvier 2025, Pékin a d’ailleurs organisé un séminaire international sur l’éducation à l’ère intelligente, réunissant trois cents participants du monde entier, exercice de soft power d’une rare subtilité dont le message est limpide : nous ne nous contentons pas de développer notre modèle, nous l’exportons.
L’ambition dépasse la simple formation technique. Le programme vise à développer une pensée algorithmique, des compétences collaboratives, un sens éthique et cet esprit d’innovation qui distingue les créateurs des simples utilisateurs. La Chine ne forme pas seulement des techniciens mais une génération capable de penser en IA et d’agir avec IA.
… Et pendant ce temps-là, en France nous avons PiX !
Samedi 14 juin 2025. Après quatre mois de consultation intensive qui a mobilisé… 500 contributions. Cinq cents. Sur les 1,2 million de personnes que compte l’Éducation nationale. Soit 0,04% de la communauté éducative. Un échantillon d’une représentativité saisissante, composé essentiellement de professeurs débordés qui ont trouvé le temps entre deux copies à corriger et des parents inquiets qui s’interrogent encore sur la différence entre WiFi et intelligence artificielle.
Mais enfin, la France a tranché « pour de bon » sur l’usage de l’IA à l’école. Le verdict ? L’IA générative sera autorisée… à partir de la quatrième uniquement. Et sous conditions strictes, naturellement. Cette annonce, faite dans la discrétion d’un samedi estival, révèle l’art français de transformer une révolution technologique en réforme administrative.
Le dispositif français dévoile une architecture d’une prudence toute cartésienne. En primaire, on « découvre les mystères de l’IA sans toucher aux interfaces« , comprendre avant d’utiliser, une philosophie touchante. Au collège, enfin, l’autorisation de « dialoguer avec les algorithmes », mais dans un « cadre pédagogique strict ». Au lycée, l’autonomie devient « possible », mais uniquement dans des projets « explicitement définis par les professeurs ».
Le clou du dispositif ? Une formation obligatoire pour tous les élèves de quatrième et de seconde, d’une durée… vertigineuse : entre 30 minutes et 1h30. MAXIMUM. Le temps d’un cours de récréation prolongé pour maîtriser les « bases du prompting » (comprendre : comment poser des questions à l’IA sans paraître ridicule), le fonctionnement des IA génératives, et naturellement les impacts environnementaux. Parce qu’il faut bien rappeler aux jeunes que chaque question à ChatGPT fait fondre un iceberg quelque part.
Cette progression millimétrique contraste singulièrement avec l’ambition prométhéenne chinoise. Pendant que les petits Chinois passent douze années à grandir avec l’IA comme compagnon naturel, la France mise sur une heure et demie de formation personnalisée pour créer des experts du « prompting éthique et sobre ». Là où Pékin déploie ses « cent enseignants experts et mille enseignants spécialisés » pour former des « natifs numériques de l’IA« , Paris organise des consultations et propose des micro-modules.
Le cadre français, dans sa sagesse administrative, rappelle aussi crûment que « l’IA générative dévore énormément d’énergie et d’eau » et encourage la « sobriété numérique ». Une préoccupation écologique louable qui n’effleure apparemment pas l’esprit des stratèges de Pékin, trop occupés à façonner l’hégémonie technologique de demain. Car « parfois, une recherche web classique suffit amplement à résoudre un problème donné« , formule qui résume assez bien l’ambition hexagonale.
En 2035, Xiaoming créera peut-être le successeur de DeepSeek, un modèle de langage plus puissant que ChatGPT.
Lucien saura sans doute que l’IA consomme beaucoup d’eau, qu’il faut toujours citer ses sources, et que parfois Google suffit. Il aura aussi maîtrisé parfaitement les « bases du prompting » après sa formation intensive d’une heure et demie. Et surtout, il n’aura jamais triché en utilisant ChatGPT sans le dire à sa prof.
Cette approche française du numérique éducatif illustre parfaitement cette vérité que Talleyrand aurait pu formuler avec sa malice coutumière : « La France arrive toujours à l’heure, mais jamais en avance, et de préférence après quatre mois de consultation et un cadre réglementaire en trois exemplaires.«
En 1997, Claude Allègre, ministre de l’Éducation nationale, déclarait vouloir « dégraisser le mammouth ». Aujourd’hui, à l’ère des intelligences artificielles, c’est peut-être l’intelligence du mammouth qu’il faudrait dégraisser…