Il y a quelque temps, j’évoquais déjà un premier signal d’alerte : le danger de l’autophagie, ce moment où l’IA commence à se nourrir de ses propres contenus, recyclant indéfiniment les mêmes idées au point d’en appauvrir la diversité.
👉 L’autophagie cognitive, quand l’humain se nourrit de contenus appauvris ! : https://www.linkedin.com/pulse/lautophagie-cognitive-quand-lhumain-se-nourrit-de-philippe-buschini-f5hze
et
👉 L’Autophagie, quand l’IA se nourrit d’elle-même : https://www.linkedin.com/pulse/lautophagie-quand-lia-se-nourrit-delle-m%C3%AAme-philippe-buschini-9fy7e
Mais il existe un autre péril, peut-être plus profond encore ….
L’intelligence assistée, la pensée oubliée
C’est un geste devenu banal. On ouvre un onglet, on pose une question, on obtient une réponse. Immédiate. Pertinente. Souvent mieux formulée qu’on ne l’aurait fait soi-même. ChatGPT, Copilot, Gemini ou d’autres sont devenus les nouveaux réflexes intellectuels de nos quotidiens. On consulte, on copie, on intègre. Et l’effort de comprendre ? Il devient accessoire.
Mais à force de déléguer ce que nous appelions autrefois « réflexion », ne sommes-nous pas en train d’en oublier le goût, voire l’utilité ? Pensons-nous encore parce que nous en avons besoin, ou seulement quand la machine est hors ligne ?
Une étude menée par Microsoft Research et Carnegie Mellon alerte : sur plus de 900 tâches réalisées par 319 professionnels, plus les utilisateurs font confiance à l’IA, moins ils doutent, moins ils vérifient, moins ils exercent leur esprit critique. Ce n’est pas une dystopie. C’est une tendance.
Et cette tendance n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une dynamique sociétale plus large où l’intelligence est de plus en plus perçue comme une ressource à externaliser. Ce que nous avions l’habitude de considérer comme des efforts personnels, la lecture attentive, l’analyse rigoureuse, la mémoire de long terme, l’intuition construite, tend à être transféré vers des dispositifs techniques. Nous passons progressivement d’une logique d’intériorisation du savoir à une logique d’optimisation de la tâche. L’intelligence devient un service, une commodité, un plugin.
Cette mutation ne se limite pas aux sphères professionnelles ou académiques : elle touche aussi nos vies personnelles. On demande à une IA ce que l’on pensait demander à un ami, un professeur, un parent. La technologie devient conseillère, coach, partenaire. Elle répond vite, sans jugement, avec des phrases bien construites. Et peu à peu, on cesse de se tourner vers soi, ou vers les autres, pour chercher une réponse.
Ce glissement est d’autant plus subtil qu’il se présente sous les traits de l’efficacité. Mais en réalité, il redéfinit en profondeur notre rapport à la connaissance, à l’apprentissage, à la mémoire même. Si tout est accessible, pourquoi retenir ? Si tout peut être généré, pourquoi créer ? Si tout est déjà rédigé, pourquoi s’y mettre ?
Ce ne sont pas là de simples questions rhétoriques. Ce sont les germes d’une nouvelle culture cognitive, où l’intelligence humaine, au lieu de se déployer, se mettrait à réagir. Une intelligence de la consommation, de la validation, de la dépendance. Et dans cette culture naissante, la pensée autonome pourrait bien devenir une exception à réhabiliter. Notre capacité à traiter l’information est concurrencée par celle de systèmes capables de résumer, traduire, reformuler, prédire. Lentement, l’habitude s’installe : pourquoi s’épuiser à raisonner quand une machine peut tout faire à notre place ?
Penser par soi-même : une capacité qui se mérite
Mais au fond, qu’est-ce que cela veut dire, « penser par soi-même » ? Cette fameuse pensée autonome dont parlent les pédagogues, les psychologues, les philosophes ?
Selon le blog Hop’Toys, une personne intellectuellement autonome est celle qui ne se contente pas de recevoir des idées, mais qui prend le temps de les filtrer, les questionner, les digérer. Elle « forme ses propres jugements » et « initie une réflexion personnelle ». Elle ne se contente pas d’avoir une opinion : elle sait d’où elle vient, comment elle s’est construite, et pourquoi elle est importante.
Le site Écoute-Psy, lui, insiste sur l’impact de cette autonomie sur le bien-être : elle procure un sentiment de liberté, d’alignement, de responsabilité. Elle donne le sentiment d’exister pleinement. C’est un fondement silencieux de l’estime de soi.
Le dictionnaire Le Robert parle d’une pensée « critique, impliquée et participative ». Trois mots essentiels. Car la pensée autonome ne se reçoit pas. Elle se construit, parfois dans l’inconfort, souvent contre les évidences. Elle demande du temps, de la mémoire, du doute. Bref, elle n’est pas économe.
Cette pensée implique un travail souterrain : discerner entre ce qui paraît vrai et ce qui résiste à l’analyse. Ne pas confondre la fluidité d’un discours avec sa validité. Résister à l’autorité de la forme. Cela prend du temps, de l’attention, parfois même du courage.
Et c’est précisément ce qui la rend incompatible avec les promesses de gain de temps et de simplicité qu’offrent les assistants artificiels. À force d’externaliser nos processus mentaux, nous risquons de ne plus savoir – ni vouloir – les réaliser nous-mêmes. Car à trop céder à la facilité, l’effort devient suspect, et la réflexion une tâche pénible.
La tentation de la délégation cognitive
Le terme est froid mais juste : « délégation cognitive ». C’est l’acte de confier à la machine non plus seulement des calculs ou des recherches, mais des raisonnements. Des arbitrages. Des synthèses.
Michael Gerlich, psychologue cité dans Bilan, formule ainsi la bascule : « Avant, je transférais des informations ailleurs. Maintenant, la technologie me dit : ‘Je peux penser pour toi.’ » Et cette promesse, aussi attirante que dangereuse, trouve écho dans notre propre fatigue mentale. Car penser coûte. Et l’IA offre du tout-cuit.
L’étude de Lee et al. montre que plus les professionnels font confiance à l’IA, moins ils engagent leur pensée critique. Et ceux qui doutent encore de l’outil ? Ils continuent à vérifier, à croiser, à reformuler. Ils résistent. Mais pour combien de temps ?
Et surtout, dans quel contexte ? Lorsque les environnements professionnels valorisent la rapidité, la productivité, la conformité aux standards, la pensée autonome devient un luxe invisible. Elle ralentit, elle interroge, elle remet en question. Bref, elle dérange.
Symptômes d’une pensée affaiblie
Des signes apparaissent déjà. Un programmeur suspend son travail parce qu’il n’a pas accès à son assistant IA. Un manager consulte ChatGPT pour une décision éthique. Un étudiant produit une dissertation entière sans avoir formulé une seule idée de lui-même. Ces exemples ne sont pas isolés. Ils dessinent une nouvelle norme : la pensée devient secondaire, l’outil principal.
Et cette tendance touche aussi les jeunes. Un quart des adolescents américains utilisent déjà ChatGPT pour faire leurs devoirs. Pas pour vérifier une réponse. Pour éviter d’avoir à chercher. Pour contourner l’effort de compréhension, et non pour l’accompagner.
C’est une inversion silencieuse : là où l’on apprenait autrefois à formuler une question, à construire un raisonnement, à défendre un point de vue, on apprend aujourd’hui à bien interroger une IA. La forme remplace la démarche. Et peu importe le fond, tant que le rendu est propre.
Il ne s’agit plus seulement de déléguer, mais de désapprendre.
Une convergence stérile
Un autre effet secondaire, plus silencieux encore, s’installe : la standardisation des réponses. L’étude de Lee et al. parle de « convergence mécanisée ». Les utilisateurs différents, interrogeant les mêmes IA, produisent des réponses similaires. Le style change parfois, mais le fond se répète. Des structures de pensée préformatées émergent, faisant de la diversité intellectuelle un souvenir de plus en plus diffus. Le risque ? L’appauvrissement du débat, la disparition des chemins de traverse, l’érosion des idées originales.
La pensée critique vit de la confrontation. De la divergence. De la possibilité d’une alternative. Elle s’enrichit dans l’écart, dans la tension entre plusieurs perspectives, dans l’inconfort des désaccords. Si tous les chemins mènent aux mêmes conclusions, à quoi bon réfléchir ? Lorsque la réponse semble déjà écrite, que reste-t-il à interroger ?
Dans une société démocratique, c’est un enjeu de taille. Car l’uniformisation du pensable ouvre la voie aux manipulations douces. Aux vérités prêt-à-porter. Aux raisonnements pré-machés. La diversité des opinions devient une anomalie statistique, un bug dans un système qui valorise la fluidité et la répétabilité.
Cette homogénéisation cognitive affecte également l’apprentissage. Les étudiants, confrontés aux mêmes IA, reçoivent des contenus similaires, des exemples standardisés, des analyses convergentes. L’originalité devient une exception, et avec elle, l’esprit critique s’érode.
Et cette convergence ne menace pas que le débat public. Elle atteint aussi la création, l’innovation, la pédagogie. Si tous les textes se ressemblent, si toutes les présentations suivent la même logique, que reste-t-il de l’inattendu ? Que reste-t-il de la surprise, du hors-cadre, de l’imprévu ? Même la littérature, l’art, le cinéma, risquent de s’aligner sur les mêmes trames, les mêmes structures narratives, dictées par des modèles statistiques.
À terme, c’est notre capacité collective à inventer, à perturber, à transformer qui pourrait s’affaiblir. L’innovation ne naît pas de la répétition, mais du frottement entre les idées. Et si l’IA gomme ces frottements, elle pourrait bien lisser l’intelligence humaine jusqu’à la rendre fade.
Ralentir pour résister
Alors, que faire ? Faut-il se déconnecter ? Brûler les algorithmes ? Non. Mais il faut apprendre à ralentir. À vérifier. À douter. Il faut réapprendre à considérer le temps de la réflexion comme un temps productif, pas comme un contretemps. Car dans un monde qui valorise la réponse rapide, la lenteur devient une forme de résistance. Une respiration nécessaire.
L’IA n’est pas l’ennemi. Le vrai danger, c’est notre renoncement. Celui qui nous fait préférer la commodité à la compréhension. Celui qui nous pousse à croire qu’approuver, c’est penser. Celui qui nous convainc, insidieusement, que l’incertitude est un défaut, et que toute question mérite une réponse immédiate.
Certaines pistes existent déjà : concevoir des interfaces qui incitent à la réflexion, ralentir volontairement les suggestions, intégrer des « frictions cognitives » dans les outils eux-mêmes. Ce sont des gestes techniques, mais ce sont aussi des gestes éthiques. Créer des environnements numériques où l’on est invité à douter, à questionner, à contredire, voilà un défi de design fondamental pour demain.
Et ces gestes ne suffisent pas. Il faut aussi reconstruire des espaces d’apprentissage exigeants, où l’on valorise l’effort intellectuel. Lire des textes difficiles, débattre dans la contradiction, apprendre à argumenter sans appui, sans validation immédiate. C’est là que se forge une pensée résistante. Une pensée qui ne cherche pas à briller mais à comprendre. Une pensée qui se méfie du consensus facile et ose poser des questions que personne ne veut entendre.
Il faut réapprendre à écrire à la main, à errer dans un livre, à ne pas comprendre du premier coup. L’intelligence humaine n’est pas linéaire, ni toujours efficace. Elle est souvent brouillonne, lente, et c’est ce qui fait sa richesse. Elle est faite d’impasses, de détours, de reprises, d’inattendus. Elle ne s’épanouit pas dans la vitesse, mais dans la profondeur.
Et cette profondeur, nous devons la revendiquer. Non comme un privilège réservé à quelques-uns, mais comme un droit commun : celui de penser librement, imparfaitement, intensément. Le droit de ne pas savoir, de chercher, de recommencer. Voilà peut-être le cœur du problème : l’IA nous donne des réponses, mais c’est dans la quête que l’on devient intelligent.
Une question de survie intellectuelle
Au fond, il ne s’agit pas de savoir si l’IA pense à notre place. Il s’agit de savoir si nous voulons encore penser. Penser activement, librement, lentement parfois. Non pas parce qu’une tâche le réclame, mais parce qu’un élan intérieur l’exige. Car à mesure que les technologies s’installent dans nos vies, une autre question s’impose, plus intime, plus vertigineuse : avons-nous encore la volonté de penser par nous-mêmes ?
Et si nous le voulons, il faudra l’entretenir comme une flamme fragile : en la nourrissant, en la protégeant, en la pratiquant. La pensée autonome ne se décrète pas, elle s’entraîne. Elle se forge dans l’épreuve, le doute, la confrontation. Elle s’enracine dans l’expérience vécue, les lectures profondes, les débats animés, les nuits passées à chercher un sens là où il n’y en avait peut-être pas.
Car penser est une action. Une construction. Une joie parfois rude, mais jamais inutile. C’est l’acte qui nous constitue comme sujets libres, responsables, présents à nous-mêmes. C’est ce qui nous permet de ne pas simplement réagir, mais de choisir, de nuancer, d’élaborer.
Et si nous attendons trop, il se pourrait bien que nous perdions non seulement notre capacité à penser, mais jusqu’à l’envie de le faire. Et ce serait là une perte irréversible, bien plus grave que n’importe quel bug informatique. Car c’est par la pensée que nous restons humains. Que nous restons singuliers. Que nous devenons, parfois, poétiquement insoumis.
Et si, à cela, on ajoute le phénomène de l’autophagie, cette boucle où l’IA recycle ses propres contenus jusqu’à épuisement du sens, alors le cocktail devient létal. Du moins pour notre faculté cognitive. Car une IA qui tourne en rond et des humains qui n’ont plus l’envie de penser, c’est la fin annoncée d’une pensée véritablement vivante, imprévisible, incarnée.
Alors, posons la question sans détour : dans ce monde de réponses immédiates, à quoi sommes-nous encore prêts à consacrer du temps, de l’attention, de la réflexion ? Sommes-nous capables de revendiquer l’effort de comprendre comme une forme de liberté ? La réponse à cette question pourrait bien conditionner l’avenir de notre liberté intérieure.
Et peut-être même celui de notre humanité.
Références
- Lee, H. P. (Hank), Sarkar, A., Tankelevitch, L., Drosos, I., Rintel, S., Banks, R., & Wilson, N. (2025) : « The Impact of Generative AI on Critical Thinking: Self-Reported Reductions in Cognitive Effort and Confidence Effects From a Survey of Knowledge Workers. »
- Le Dauphiné Libéré (3 mars 2025) : « L’intelligence artificielle est-elle un risque pour l’esprit critique ? »
- Turrettini, E. (26 février 2025), Bilan : « La dépendance à l’IA menace-t-elle notre pensée critique ? »
- Hop’Toys (15 février 2019) : « Autonomie intellectuelle : la soutenir en famille »
- Écoute-Psy (18 mars 2025) : « Comment penser et agir seul : stratégies pour l’autonomie »
- Dictionnaire Le Robert : Définition de la pensée autonome