Je me souviens de ce jour funeste où, pris au piège dans un afterwork sponsorisé par la startup nation, un inconnu à la moustache aussi bien taillée que ses OKR m’a lancé le couperet mondain :
“Et toi, tu fais quoi dans la vie ?”
Comme un con, la bouche pleine de chips goût vinaigre, j’ai répondu :
“Je suis patron d’une boîte tech.”
Grave erreur ! J’ai senti l’atmosphère se crisper. Comme si je venais d’avouer que je collectais les bouchons de liège pour me faire un slip. Plus personne n’osait croiser mon regard, de peur d’attraper ma condition salariale. C’était fini. Socialement cramé. Dans leur tête, j’étais déjà relégué au rayon “gens qui rangent les agrafes par taille dans des tiroirs en formica”.
J’avais violé la sacro-sainte règle du monde professionnel : ne jamais dire ce que tu fais vraiment. Il faut enjoliver, opacifier, théâtraliser.
J’aurais dû dire :
“Je catalyse les synergies innovantes dans un écosystème technologique à forte intensité disruptive.”
Ou mieux encore :
“Je déploie des stratégies de croissance par la tech dans des environnements hybrides et régénératifs.”
Mais non. Comme un con, j’ai juste dit la vérité : patron. ! Et la vérité aujourd’hui, c’est vulgaire.
Car aujourd’hui, être patron ne suffit plus. Il faut être Chief Visionary Evangelist, CEO of Complexity, ou Founder in Residence of Nothing But Air. Sinon, tu n’es pas crédible. Si tu n’as pas de roadmap en spirale ou de framework inspirationnel, t’es juste un patron, c’est-à-dire un has-been boomer avec un PEL.
Dans la startuposphère, on ne crée pas une entreprise, on “incube un hub de potentialités fractales.” On ne fait pas du chiffre d’affaires, on “scale des modèles de captation servicielle dans des verticales agiles.” Et surtout, surtout, on ne vend rien. On “propose des solutions symbiotiques pour des user journeys augmentées.”
Dans notre époque qui carbure à la story LinkedIn et aux brainstorming en cercle ouvert, plus c’est flou, plus c’est puissant. On ne vend plus des compétences, on vend du “savoir-être capacitant”, de la “posture régénérative”. Le concret, c’est suspect. Ça pue la fiche de poste.
On vit dans une époque où si tu n’as pas un métier obscur à raconter en soirée, tu n’existes pas. Dire ce que tu fais vraiment, c’est vulgaire. C’est comme péter dans un ascenseur. Ça se fait pas. Faut du vernis, du flou, du “co-quelque chose”, sinon tu n’es pas fréquentable.
Même le gars qui vide les poubelles dans l’open-space est obligé de dire :
“Je pilote la circularité des flux matières résiduels au sein de l’écosystème tertiaire.”
Et sa collègue de la compta ?
“J’anime la soutenabilité budgétaire au sein des chaînes de valeur en tension.”
Moi-même, je m’y perds. La semaine dernière, j’ai failli écrire sur mon CV que je “générais de la valeur symbiotique par l’ingénierie de feedbacks irritants.” Alors qu’en vrai, j’explique juste à des clients que oui, pour que ça marche, faut allumer son ordi.
On nage dans un bain moussant de bullshit élégamment parfumé à la synergie interdisciplinaire. On ne travaille plus. On “co-construit des roadmaps d’acculturation holistique”. On ne résout pas les problèmes. On “déploie des solutions co-expérientielles au sein d’environnements agiles.”
Même pour se faire virer, c’est beau :
“On vous repositionne dans votre trajectoire de sens au sein d’un écosystème extérieur.”
Et j’avoue, parfois, je participe à cette mascarade. Par honte. Par réflexe pavlovien. Je dis que je “fluidifie les chaînes relationnelles dans des contextes hybrides”. Ça fait sérieux. Ça impressionne la galerie. Même moi, je m’impressionne. Puis je rentre chez moi et je remplis un fichier Excel avec mon camembert de données.
Peut-être qu’un jour, on aura un plugin pour traduire les métiers en novlangue directe. On dira “Alexa, dis à Mamie que je fais du conseil en trajectoire capacitaire” et Mamie répondra “ah d’accord, il est au chômage.”
Au fond, derrière tout ça, on veut juste qu’on nous foute la paix. Qu’on puisse dire :
“Je bosse.” “Ça m’emmerde parfois.” “Mais ça paye le loyer.”
Et que la personne en face, au lieu de me regarder comme si j’avais léché une rampe de métro, me dise juste :
“Ah ouais. Moi, pareil.”