Les alchimistes ont passé des siècles à chercher comment transformer le plomb en or. Les consultants modernes, ces créatures fascinantes capables de convertir toute idée vivante en livrable inerte sous PowerPoint, ont accompli l’exploit inverse : ils transmutent l’or en plomb avec une simple expression : “Objectifs SMART”. Un mot magique, capable de faire fondre l’inspiration en procédure, et d’aspirer l’âme comme un open space un lundi matin.
Ah, le charme glacial de cette formule ! Spécifiques, Mesurables, Atteignables, Réalistes, Temporels. Autrement dit : bien pliés, bien rangés, bien asséchés. L’ambition, oui, mais sans débordement. La créativité, oui, mais dans les lignes du tableau Excel. Le rêve, oui, mais validé par le comité de pilotage et livrable sous forme de PowerPoint avant le 15 du mois.
C’est un peu comme demander à un poète de faire rimer ses vers avec les KPI de la direction commerciale. Ou à Léonard de Vinci de livrer un chef-d’œuvre qui coche toutes les cases du Plan d’Action Triennal. Tu veux changer le monde ? D’accord, mais pense à la deadline. Et n’oublie pas de justifier ton ROI.
Prenons un exemple simple : Newton. Une pomme tombe. Il pense : gravité. Aujourd’hui, il lui faudrait remplir un formulaire d’incident, ouvrir un ticket Jira, et faire valider la découverte par le département « Risques & Conformité ». Quant à Galilée, avec ses histoires de télescope ? Trop vague. Pas d’indicateurs. Pas de livrables intermédiaires. Refusé par le PMO.
Le plus beau, c’est quand on vous dit que c’est pour “favoriser la créativité”. Bien sûr. À condition qu’elle soit planifiée, budgétée, et surtout, pas trop dérangeante. De la créativité en kit, livrée avec mode d’emploi et case à cocher. Comme si l’imagination pouvait se programmer entre 14h et 16h, hors pause-café.
Et puis il y a l’évaluation annuelle. Ce moment exquis, suspendu dans le temps, où l’on vous invite à faire le point sur votre “création de valeur” avec la même ferveur qu’un notaire qui lirait un testament. C’est là que la magie opère : on vous explique, d’un ton posé mais ferme, que votre pensée latérale n’est pas “quantifiable” et qu’il faudrait “objectiver votre intuition”. Ah, cette merveilleuse novlangue managériale, où l’on transforme l’acte de penser en dysfonction statistique.
Traduction : si ça ne rentre pas dans la feuille de calcul, ça n’existe pas. Votre éclair de génie, cette idée fulgurante née sous la douche ou entre deux insomnies ? Hors-périmètre. Votre capacité à relier des concepts éloignés pour ouvrir des pistes inédites ? Non conforme à la grille de lecture RH. Par contre, si vous avez pensé très fort à innover tout en remplissant 100% des colonnes du fichier Excel couleur pastel, là, oui, vous êtes dans les clous. Bravo, vous venez d’inventer la pensée conforme. Prix d’innovation à la clé.
C’est un peu comme si on jugeait un chef étoilé sur sa capacité à suivre une recette Picard à la lettre. Ou qu’on évaluait un écrivain sur le nombre de caractères par page, hors espaces. Mais attention, avec un “plan de développement individuel” à la clé, vous pourrez peut-être apprendre à penser dans les cases. Un jour. Si vous le méritez.
La prochaine fois qu’on vous demandera un objectif SMART, essayez celui-ci : “Conserver une once de folie douce dans un monde qui valorise la conformité comme vertu cardinale.” Vous verrez, ça fera son petit effet. Enfin… juste avant qu’on vous propose un plan d’accompagnement personnalisé.
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