Le libre arbitre existe-t-il encore dans une société intermédiée

Il fut un temps, pas si ancien, où comprendre ne se limitait pas à obtenir une réponse. Chercher, c’était déjà un acte, une manière d’habiter une question, de la faire mûrir en soi. Ce n’était pas toujours confortable, mais c’était vivant. On s’écartait, on revenait, on se perdait parfois. Et c’est dans cet écart, dans cette lenteur, que la pensée prenait forme, dans un mouvement qui engageait tout l’être.

Aujourd’hui, tout est là, tout de suite. Les réponses arrivent rapides, bien formulées, prêtes à l’emploi. On consulte, on glisse, on valide. Et l’on croit encore avoir cherché, comme si la proximité d’un contenu suffisait à prouver que nous avons pensé.

Mais quelque chose a changé. Ce n’est pas seulement que tout va plus vite, c’est que cette vitesse empêche certains gestes de la pensée d’exister. Habiter une idée, apprivoiser un doute, laisser mûrir une intuition, tout cela demande un rythme que nous avons cessé d’habiter. Penser suppose une part de trouble, une certaine fréquence désagréable mais féconde. Il faut consentir à ne pas savoir, au moins un moment. Mais ce geste-là, nous l’avons peu à peu abandonné. Non par paresse, mais parce que reconnaître notre ignorance nous déséquilibre. Et ce déséquilibre n’a plus sa place dans un monde qui exige des réponses avant même que la question soit née.

Alors nous nous laissons porter par ce qui semble clair. Nous acceptons ce qu’on nous sert, du moment que cela nous épargne l’effort de creuser. Et dans ce confort discret, une autre logique s’installe, plus douce, plus invisible : celle d’un glissement où le confort n’apparaît plus comme un choix, mais comme l’évidence. Il ne heurte rien, il ne contraint personne. Il étouffe doucement, avec l’apparence d’un soin. Il ne nous prive pas de la liberté, il nous invite à l’oublier.

Ce glissement n’est pas neuf. D’autres époques, d’autres systèmes, ont déjà organisé la dépossession de la pensée individuelle. La médiation entre l’homme et le sens a souvent été monopolisée par des figures tutélaires : prêtres, maîtres, dogmes. Et chaque fois que nous avons cessé d’éprouver nous-mêmes les idées, chaque fois que nous avons préféré emprunter plutôt qu’incarner, une part de notre souveraineté intérieure s’est effacée. C’est toujours le même levier : la fatigue d’être libre, la lassitude d’avoir à juger. La liberté n’est pas donnée, elle se conquiert contre ce double adversaire : l’ignorance et la paresse. Et certains ont toujours su faire de ce duo fertile un terrain propice à l’exercice d’un pouvoir silencieux. Il y eut un temps où les rois régnaient sur les corps ; aujourd’hui, certains régentent les esprits, en douceur, sous couvert de prévoyance et de confort.

La machine, elle, ne doute pas. Elle suggère, anticipe, devine. Elle nous déleste, sans bruit, de l’effort de penser. Et nous, soulagés, suivons. Non par manque de volonté, mais parce que tout est désormais conçu pour nous dispenser de penser par nous-mêmes. L’intelligence ambiante, diffuse, s’insinue dans nos gestes les plus banals et les plus décisifs, jusqu’à coloniser peu à peu nos raisonnements.

Ce monde protecteur ne nous veut pas du mal. Il veut notre bien, à notre place. Il nous maintient dans une douceur sans croissance. Une enfance prolongée, sans épreuve ni silence.

Mais il ne s’agit pas ici d’accuser l’outil. Le problème ne réside pas dans la technologie elle-même, mais dans le glissement qu’elle introduit entre notre volonté de comprendre et la disponibilité permanente de contenus préfabriqués. Ce n’est pas l’IA qu’il faut craindre, mais notre tendance à nous laisser désaisir de l’effort critique.

Un jour peut-être, penser ne sera plus requis. Les systèmes auront tout prévu, tout scénarisé, tout adouci. Il ne restera que la jouissance sans conscience, la tranquillité sans présence.

Peu à peu, ce que nous appelions encore liberté devient simple validation. Le savoir, lui, cesse d’être un chemin pour devenir un produit. Et nous cessons d’en être les auteurs : nous devenons les usagers d’un esprit qui n’est plus le nôtre. Nous étions des bâtisseurs, nous sommes devenus des locataires de l’intelligence.

Ce déplacement de l’intelligence n’est pas seulement une perte d’autorité sur nos idées : c’est une perte de lien entre ce que nous faisons et ce que nous comprenons. Nous agissons, mais sans toujours comprendre pourquoi. C’est cela, au fond, la prolétarisation de l’esprit : ce moment où l’on conserve l’apparence du geste, lire, choisir, décider, sans en exercer la substance. Le prolétaire, ici, n’est pas celui qui manque de moyens, mais celui à qui l’on a retiré la compréhension de ce qu’il fait. Il agit encore, mais ne pense plus. Il choisit encore, mais ne décide plus. Il parle, mais ce n’est plus sa voix. Et cela peut arriver à n’importe qui, même bien formé, même bien payé. Dès lors que nos décisions sont guidées par des systèmes dont nous ignorons la logique, nous devenons étrangers à notre propre pensée.

Et c’est parce que nous ne comprenons plus nos propres gestes que nous acceptons des contenus tout faits. Nous ne cherchons plus. Nous consommons ce que d’autres ont préparé pour nous. Nous habitons des savoirs qui ne sont plus issus de notre maturation, mais de systèmes qui anticipent ce que nous allons vouloir savoir. Nous pensons encore choisir, mais nous validons. Nous croyons encore comprendre, mais nous appliquons. Nous croyons encore décider, mais nous glissons.

On croit encore choisir. Mais qu’est-ce qu’un choix, lorsque tout est scénarisé pour être validé sans question ? Peut-on parler de liberté quand nous sélectionnons nos maîtres dans un catalogue de prévisions ? Nous avons voté pour nos guides, cliqué sur nos préférences, validé nos filtres. Et nous croyons encore que ce choix nous appartient, comme si élire son tuteur suffisait à garantir sa liberté. Et parfois, ce lien se tisse avec une douceur si précise qu’il devient invisible. Le confort n’oppresse pas, il endort. Nous ne sommes plus les maillons d’une chaîne vivante, porteurs d’un sens transmis. Nous sommes les abonnés d’un monde réglé, rythmés par des notifications plutôt que par des signes.

La liberté conserve ses signes, mais a perdu son geste. On en prononce le nom, sans plus en éprouver la tension. Chacun dans sa bulle, chacun dans son fil. L’autre devient décor, parfois simple menace. La parole ne circule plus, elle rebondit. Le collectif s’efface dans une juxtaposition de solitudes connectées.

Je ne crois pas que ce glissement soit nouveau. Peut-être, au fond, avons-nous toujours délégué une part de notre pensée. Aux traditions, aux maîtres, aux livres. Mais il y avait encore du temps. Le temps de l’assimilation, de la contradiction. Aujourd’hui, ce temps a disparu. Nous raisonnons en fractions de seconde. Et dans cette vitesse, nous perdons l’épaisseur de la pensée.

Ce n’est pas que les réponses soient fausses, mais qu’elles nous parviennent trop vite. Souvent, elles ne sont ni vraies ni fausses, juste statistiquement plausibles. La machine ne connaît pas la vérité. Elle propose le mot le plus probable. Dans son monde, une absurdité bien formulée peut ressembler à une pensée juste. C’est à nous de faire la différence. Mais cet effort, nous ne savons plus toujours le fournir.

Et parfois, nous ne savons même plus d’où vient ce que nous lisons. La source s’efface, remplacée par des couches successives de reformulations. Ce qui était enraciné dans une expérience, un raisonnement, une œuvre, devient un écho flou, désolidarisé de toute origine. Peut-on encore parler de vérité, lorsque l’on ne peut plus retracer le chemin d’où elle vient ? Sommes-nous certains que ce que nous lisons n’est pas un mirage statistique, une probabilité bien tournée ?

Il reste encore des voix. De moins en moins. Car penser devient presque suspect. Trop lent, trop exigeant. Dans cette société qui valorise la réactivité plus que la réflexion, la pensée silencieuse passe pour une résistance anachronique.

Et pourtant, certains s’y tiennent. Nous nous y tenons. Nous doutons, même quand tout semble clair. Nous savons que la liberté ne se trouve pas dans la rapidité d’une réponse, mais dans le droit de ne pas répondre tout de suite.

Nous sommes ceux qui refusent de penser par procuration. Tandis que certains cherchent l’écho dans chaque tribune offerte, nous prenons le parti du retrait actif. Nous choisissons de ne pas céder ce qui, pour nous, mérite d’être conservé : le goût de chercher sans certitude, la patience d’un doute fertile, l’exigence silencieuse de comprendre par soi-même.

Et peut-être est-ce cela, aujourd’hui, penser pour de vrai : ne pas laisser à la machine, ni au bruit, le soin de finir nos phrases. Car le libre arbitre ne s’affirme pas, il s’éprouve. Dans le refus discret d’un automatisme, dans la lenteur d’un choix assumé, dans le silence intérieur d’une pensée encore inachevée. Ce n’est pas un mot, c’est une posture.

Et si, à force de nous simplifier la vie, nous avions oublié ce que c’est que de penser par nous-mêmes ?

Et si le silence de notre propre voix était le prix à payer pour cette facilité ?

Sommes-nous encore capables de reconnaître notre pensée quand elle ne vient pas d’ailleurs ? Sommes-nous prêts à en assumer le tremblement, la lenteur, l’inconfort ? Sommes-nous encore capables de discerner ce qui est vrai de ce qui a seulement l’apparence du vrai ? De remonter à la source, ou de la réclamer ?

Si chaque idée devient un écho, une reformulation d’une reformulation, que devient le réel dans ce miroir aux multiples reflets ? Le fil se brouille, l’origine s’efface, et avec elle, peut-être, notre capacité à discerner. Une question se pose alors, plus intime, plus sourde : avons-nous déjà renoncé, en douceur, sans même nous en apercevoir ?

Il ne suffit pas de dénoncer les chaînes, encore faut-il se souvenir que certaines sont confortables. Penser n’est pas se rebeller. C’est consentir à traverser le trouble, à se rendre présent à ce qui, en nous, résiste à l’évidence. Le libre arbitre ne se réclame pas, il se reconquiert.

Et cela commence toujours par une inquiétude. Une voix discrète, qui ne vient pas d’ailleurs. Et qui demande : suis-je encore le compagnon de ma propre pensée ?