Happiness et bienveillance, ces KPI qui fleurent bon la lavande et le patchouli

Il fut un temps, pas si lointain, où Zézette allait au travail pour… eh bien, travailler. Oui, travailler. Ce truc un peu daté qui consistait à produire des choses concrètes, à répondre à des mails sans GIF animés, à aligner des tableaux Excel comme des petits soldats, et à corriger les fautes d’accord avec la précision d’une prof de grammaire en reconversion. Elle partait à 19h, vidée mais fière, avec la sensation d’avoir vraiment servi à quelque chose.

Mais ça, c’était avant. Avant que l’entreprise ne se convertisse au grand évangile du bullshit bienveillant, version start-up bobo sous Lexomil. Avant l’apparition des Chief Happiness Officers, ces influenceurs internes du bien-être de façade, experts en mindfulness obligatoire et en ateliers « lâcher-prise » sur budget contraint.

Pour eux, la compétence, c’est suspect. C’est élitiste, rigide, presque réactionnaire. Le nouveau Graal, c’est le capital émotionnel circulant, le smile rate hebdo, et la fluidité des chakras organisationnels.

Dans cette nouvelle ère managériale, plus tu dis des trucs flous, plus tu es promu. Et pendant qu’on remplit des bulles de feedback “positif-alimentant”, Zézette apprend à respirer profondément… pour ne pas hurler.

Désormais, on ne lui demande plus d’être compétente. Ce serait trop risqué, elle pourrait accidentellement démontrer qu’elle sait faire son boulot, et ça, ça déséquilibrerait tout l’écosystème managérial. Son chef agile-senior-people-leader pourrait se sentir inutile, voire, comble de l’horreur, être obligé de produire quelque chose.

Non, ce qu’on attend d’elle maintenant, c’est qu’elle rayonne la HAPPINESS ATTITUDE. Même le lundi. Même sans café. Même après une nuit à ruminer des tableaux Excel dans son sommeil.

Le happiness, dans la vie de Zézette, c’est un peu comme la machine à café du 4e : tout le monde en profite, personne ne sait d’où ça vient, et quand c’est à sec… on lance un atelier “co-construction des solutions durables en environnement responsabilisant”. Avec des post-its. Et des jus détox.

La performance émotionnelle, nouveau sport d’entreprise

Un jour, dans un moment de faiblesse, Zézette a cru qu’on évaluait encore son travail. Elle avait rendu un dossier béton, dans les délais, sans acronymes inutiles. Grave erreur. Aujourd’hui, ce qu’on mesure, c’est son taux de zénitude observable en open-space lumineux.

Dans sa boîte, le bonheur est devenu un livrable. Oui, un vrai. Avec des deadlines, des indicateurs, et parfois même des audits en 360°. C’est une cellule dans Excel, une ligne budgétaire, un élément de langage à réciter lors des comités de pilotage pendant que PowerPoint rame.

  • « On t’écoute. » → mais ton micro est coupé.
  • « On va trouver une solution ensemble. » → tu la trouveras seul, mais dans une ambiance “collective”.
  • « Je ressens ton inconfort. » → je n’ai pas lu ton mail, mais j’ai suivi un module d’écoute active.
  • « Tu es libre de t’exprimer. » → si tu penses comme tout le monde et que tu ne dépasses pas deux minutes.

La bienveillance, dans tout ça, c’est devenu un pare-chocs émotionnel. Une sorte de mousseline RH délicatement étalée sur une grille Excel bien rigide. Douce à l’extérieur, rigide à l’intérieur. Comme une boîte de tofu sous vide.

Le bonheur est dans le cloud, les problèmes dans les silos

Un jour, Zézette a craqué. Trop de boulot, pas assez de bras, et des réunions interminables sur la surcharge de réunions. À bout de nerfs, elle a lâché :

« On est quatre pour faire le taf de douze, et encore, sans compter Gérard qui est en “retraite progressive depuis 2017”. »

Et là, sans ciller, on lui a répondu :

« Merci Zézette, tu viens de catalyser une dynamique de reconfiguration systémique en révélant un levier insoupçonné d’alignement stratégique entre charge perçue et potentiel de montée en compétences transversales. Ta posture proactive témoigne d’une réelle capacité à incarner notre vision d’excellence opérationnelle régénérative dans un flux itératif à haute densité agile. Tu es une entité contributive en transition ascendante vers un leadership conscient et durable. »

Alors Zézette sourit. Parce qu’elle a compris. Elle ne bosse plus dans une entreprise, mais dans une fiction bienveillante à budget contraint, où l’on confond épanouissement et indicateurs colorés. Où l’on remplace les augmentations par des ateliers de respiration, et les vraies discussions par des “espaces de parole non jugeants” entre deux KPIs de gratitude.

Elle sait maintenant que le vrai projet de l’année, ce n’est pas le produit, ni le client, ni même la performance. Non. C’est le niveau de bonheur perçu à travers un filtre Canva. Et tant pis si ça craque sous la surface, l’essentiel c’est que ça passe bien en comité de pilotage.

Parce qu’au fond… la bienveillance, ce n’est pas fait pour écouter. Et le happiness, ce n’est pas là pour qu’elle aille bien.

Non. Le but est limpide : lui faire avaler la charge mentale, la solitude opérationnelle et la pression déguisée… en version smoothie matcha, avec une rondelle de citron vert sur le bord du gobelet.