La chute du paon

Il y a quelque temps, j’avais écrit un pamphlet sur « les fourmis qui s’effacent ». J’y décrivais la lente disparition de ceux qui bâtissent encore, dans l’ombre, pendant que d’autres parasitent l’édifice commun. Ce qui s’est passé le 8 septembre n’est rien d’autre qu’un pas de plus dans ce processus : les cigales ont gagné un peu plus d’espace, et, dans leur vacarme, un nouveau paon a déployé sa roue, persuadé d’impressionner un auditoire qui ne regarde déjà plus.

Le départ du Premier ministre, François Bayrou, n’est pas un incident isolé. C’est une fissure de plus dans l’édifice. Emmanuel Macron, tenu en laisse par les marchés obligataires qui surveillent nos dettes comme des créanciers guettent un débiteur au bord de la faillite, se retrouve exposé. François Bayrou promettait 44 milliards d’économies, brandissant ce chiffre comme une roue de paon déployée pour séduire. Mais sa déclaration de politique générale, récitée comme un vieux catéchisme, fut balayée sans effort : 194 voix pour, 364 contre, 15 abstentions. On parla d’un événement « inédit » sous la Ve République. En réalité, ce fut une farce digne des Fourberies de Scapin, un spectacle creux où un gouvernement s’effondre sous son propre ridicule.

Bayrou défendait son projet avec le sérieux de celui qui croit encore que la gravité remplace la vérité. Mais il avait l’allure d’un paon fatigué, condamné à tourner en rond devant un public indifférent. Le rejet fut mécanique, presque nonchalant. Les députés levèrent la main comme on chasse une mouche importune. Derrière les chiffres, on entendait surtout le soupir d’un pays qui n’accorde plus la moindre valeur à des promesses mille fois répétées, comme un plumage fané qu’on exhibe encore, faute de mieux.

Cet échec n’est pas une péripétie parlementaire. Il est le signe d’une mécanique grippée. La Ve République, conçue comme une forteresse, n’est plus qu’un oiseau de parade, magnifique en apparence, mais incapable de voler. On repeint les plumes, on entretient la roue, mais le corps s’affaiblit, et les pattes s’enfoncent dans la boue.

Pour Emmanuel Macron, l’humiliation est éclatante. Lui qui se rêvait stratège du « nouveau monde » se retrouve chef de ballet d’un paon désarticulé, incapable de tenir sa posture. L’autorité présidentielle, qu’il croyait intangible, se révèle pour ce qu’elle est : une roue fragile, offerte au regard, mais qu’un souffle suffit à désagréger.

Le vote défavorable n’a pas seulement sanctionné un Premier ministre. Il a révélé la perte d’une discipline autrefois imposée comme une évidence. Jadis, les députés suivaient, comme plumage uni. Aujourd’hui, ils se redressent, non par conviction, mais par calcul. Ils choisissent de s’écarter, comme des plumes qui se détachent une à une, annonçant la chute.

Les marchés ne s’effraient pas des discours, mais des chiffres. Ils voient que la France vit à crédit, qu’elle dépense plus qu’elle ne gagne, comme une famille qui remplirait chaque mois son caddie avec une carte bancaire déjà vide, en espérant que la facture s’évapore d’elle-même. Mais la réalité ne s’efface pas. Tout déséquilibre finit par se payer, et l’éclat des plumes ne suffit pas à masquer la maigreur du corps. Nous avons oublié la rigueur, oublié que deux et deux font quatre. Nous avons troqué l’apprentissage pour le slogan, la raison pour l’idéologie. Nous avons transformé l’économie en fable morale où la dépense devient vertu, la redistribution un baume, l’endettement une anesthésie. La roue brille encore, mais le corps chancelle.

Pendant ce temps, fourmis qui portent encore le pays se retirent. Médecins, ingénieurs, professeurs, artisans, paysans : ils sont les vraies ailes, mais elles se brisent. Invisibles et silencieux, ils continuent de tenir la société debout, sans applaudissements, sans relais. Et pourtant, ils partent. Ils ferment, ils s’exilent, ils réduisent la voilure. Chaque départ est une plume qui tombe, chaque silence un pan de la roue qui s’effondre.

Et face à ce retrait, les cigales prospèrent. Autrefois simples chanteuses d’été, elles sont devenues stratèges arrogantes. Elles exigent sans fin, s’indignent à la vitesse des réseaux, vivent d’écrans, d’échos et de dopamine. Elles se gavent de contenus absurdes, comme des toxicomanes numériques incapables de s’arrêter. Elles croient que tout est dû, que la roue se déploiera éternellement, que l’eau coulera sans qu’on la purifie, que les hôpitaux tourneront sans qu’on y sacrifie des vies.

Quant à l’État, il est devenu lui-même paon : une cigale institutionnelle travestie en oiseau de parade. Il ne gouverne plus, il compense. Il ne tranche plus, il scanne les tendances. Sa roue n’est pas faite de plumes, mais de hashtags. Chaque jour, il improvise un chèque, une prime, une annonce. Il se donne en spectacle, mais ses fondations craquent.

À mesure que les fourmis s’effacent, demeure en elles un savoir que les cigales ignorent : la robustesse ne naît pas du vacarme, mais de la patience, de la lenteur et des contradictions assumées. La vie, la vraie et non celle de la société du spectacle, ne croît pas en ligne droite. Elle avance par arrêts et résistances, comme une plante qui doit ralentir pour fabriquer la cellulose qui la rend stable. Le vivant ne tient que dans la tension des contraires, et la démocratie n’est vivante que lorsqu’elle accepte la contradiction, même rugueuse.

Nous sortons à peine du néolithique, croyant dominer la nature alors que nous devons encore apprendre à nous y adapter. Les cigales finiront par s’épuiser dans leur propre parasitisme, comme toute espèce enfermée dans sa consanguinité. Les fourmis, n’en déplaise aux grincheux, connaissent le réel : elles le travaillent, elles l’apprivoisent, et parfois même, par sérendipité, elles y découvrent les chemins d’un futur.

Elles s’effacent aujourd’hui, mais ce retrait n’est pas forcément une disparition. C’est peut-être une respiration, une retraite nécessaire avant de reprendre place. Car si quelque chose peut encore sauver l’édifice, ce n’est pas la roue vide du paon ni le chant saturé des cigales, mais le retour patient des fourmis.

Mais ce réveil ne peut se différer à l’infini. Car le temps ne suspend pas son cours : il use, il altère, il emporte. Si la conscience tarde trop, le silence des fourmis cessera d’être un marasme supportable pour devenir un effacement irréversible. Alors, il ne s’agira plus de relever un édifice fragilisé, mais de constater une ruine. Et la ruine, elle, ne se reconstruit pas : elle appelle autre chose, un recommencement que nul ne maîtrise. L’histoire nous enseigne qu’au-delà d’un certain seuil, ce qui disparaît ne revient jamais tel qu’il était, mais sous une forme étrangère, souvent méconnaissable.

NOTE : J’ai choisi le paon comme symbole pour ce billet d’humeur, parce qu’il incarne le paraître. Ses plumes déployées impressionnent de loin, mais elles sont fragiles, incapables de protéger ou de soutenir le moindre effort. Tout y est façade, rien n’y est force. C’est exactement ce que dénonce ce pamphlet : une société qui a sacrifié ses fourmis – celles qui bâtissent, réparent, transmettent, au profit des cigales et des bavards, qui réclament, s’exhibent et consomment sans rien produire. Le paon devient ainsi l’emblème d’un monde éclatant en surface, mais voué à s’effondrer dès que le réel se rappelle à lui. « La chute du paon » est donc la faillite du paraître, le déclin d’un pouvoir qui croyait briller, la disgrâce d’un régime plus soucieux de son image que de sa solidité. Là où « la chute de l’aigle » évoquerait l’effondrement d’une puissance, il s’agit ici d’autre chose : non pas la fin d’un empire fort, mais la décomposition d’un système creux, gouverné par des cigales persuadées d’être des rois.