Tout a basculé un mardi. 14h07. J’ouvre ma boîte à lunch en salle de pause, j’en sors un sandwich jambon-beurre, classique, ancestral, certifié par le patriarcat nutritionnel depuis 1902. Silence. Puis… un cri. Long, aigu. Quelqu’un s’évanouit dans un nuage d’huile essentielle d’eucalyptus.
Une autre personne appelle les ressources humaines en hurlant : “IL A SORTI DU PORC ! EN PLEINE ZONE DÉFENSE ANIMALE !”
On m’a arraché mon sandwich. Confisqué. J’ai reçu une amende carbone. Et un QR code pour m’inscrire à un stage obligatoire : « Réhabiliter son instinct primaire dans le respect du règne végétal », animé par un ancien DJ devenu chaman flexitarien après une révélation dans une soupe miso.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de manger sans tuer. Il faut manger sans froisser. Une salade mal lavée, c’est une micro-agression. Un fruit cueilli trop tôt ? Du racisme végétal. Le tofu ? Seulement s’il a été fermenté avec le consentement des bactéries. TOUT est politique. Ton assiette est un bulletin de vote. Et si tu votes mal, tu finis banni du Slack général et relégué au bureau « viandard non repenti », entre les fumeurs et les utilisateurs de Google.
À midi, on ne dit plus « Bon appétit », mais « Que la chlorophylle t’élève ». Et le pain ? Supprimé. Trop blanc. Trop gluant. Trop « blécentré ». À la place, on mange des galettes d’algues souriantes, pressées à froid dans des sacs biodégradables tricotés par des ex-salariés repentis d’abattoirs.
Heureusement, une solution arrive : le Vegan Leadership Institute. Une formation certifiante pour apprendre à parler à ses collègues sans jamais évoquer l’existence du beurre. On y enseigne des phrases comme “Puis-je proposer une alternative à base d’empathie texturée ?” ou “Ce plat me semble intensément non-aligné.” La formation se termine par un rituel : chacun enlace un arbre en pleurant sur le meurtre collectif des yaourts.
Mais moi, dans le fond, j’en peux plus. J’en peux plus des regards accusateurs quand je croque dans une pizza quatre fromages. Des soupirs las d’une collègue qui “ressent” la souffrance des aubergines trop grillées. De ce collègue qui m’a expliqué, très sérieusement, que la banane avait un karma de soumission.
Alors j’ai craqué. J’ai bouffé un œuf dur. En cachette. Dans les toilettes. Dans le noir. Comme un junkie. Et là, j’ai compris. Ce n’était pas une révolution alimentaire. C’était un théâtre de la pureté. Une quête désespérée pour masquer le vide existentiel derrière des graines de chia.
Arrêtons de jouer au concours du plus aligné. Cette grande mascarade où chacun poste fièrement sa salade comme d’autres exhibaient jadis leurs muscles ou leur Rolex. Aujourd’hui, c’est la vertu qu’on brandit en story. « Regarde, j’ai mangé un bol de quinoa recyclé dans une coquille de noix ramassée à la main par un hérisson militant. » C’est bien, mais tu dors bien, la nuit ? Parce que moi, j’en peux plus de me réveiller en sueur parce que j’ai rêvé d’un burger qui saignait.
On n’est pas des algorithmes. On n’a pas été codés pour exécuter une ligne droite vers le Bien. On tangue, on dérape, on doute. On est faits de contradictions, de pulsions absurdes, de désirs bizarres et d’appétits qui n’obéissent à aucune ligne éditoriale. On peut passer d’un granola sans gluten à une raclette à 23h sans pour autant sombrer dans l’axe du Mal.
On est des bêtes, oui. Des tendres bêtes, avec des failles, des relents de barbecue collés au fond de l’âme, des fringales à 2h du matin qui nous poussent à manger des chips au fond du lit, la honte au ventre et le sourire aux lèvres. Et c’est pas grave. C’est même beau. C’est la preuve qu’on est vivants. Qu’on est pas juste des avatars d’Instagram, calibrés, filtrés, validés par la grande inquisition végano-cosmique.
La vraie liberté, ce n’est pas de manger “propre”. C’est de manger ce qui te fait vibrer. Ce qui te fait saliver, rêver, hoqueter. Ce qui te fait te dire « bordel, c’est bon », même si ça fond, même si ça coule, même si c’est politiquement douteux et éthiquement discutable.
Et peut-être qu’à force de vouloir manger comme des saints, on a juste oublié qu’on était humains. Et qu’on a le droit d’avoir du gras autour du cœur.
Et tu sais quoi ? Ça fait du bien !