Le miracle de l’intelligence sans effort, promesse d’une époque où penser trop fort fatigue la batterie.
Vous aussi, vous avez sans doute croisé ce coach au regard humide de certitudes, ambassadeur de la synergie 4.0 et évangéliste en performance cognitive asynchrone, proclamant sur LinkedIn qu’il est « fini le temps des ingénieurs » et qu’ »en 2025, tout le monde saura coder son IA en slip depuis Bali ». Un visionnaire du scale émotionnel, persuadé que la disruption neuronale se déclenche avec trois emojis et un carrousel inspirant. C’est beau comme une start-up nation à paillettes, c’est vendeur, c’est motivant… et c’est aussi authentique qu’un CV de guru digital reconverti après avoir planté un e-shop de jus de céleri bio en dropshipping éthique.
Car soyons clairs : apprendre l’intelligence artificielle, ce n’est pas apprendre à cliquer sur ChatGPT pour lui faire pondre une idée de newsletter en mode yoga et performance. Ce n’est même pas construire un chatbot avec trois API mal collées. C’est, comme dirait l’autre, un peu plus velu.
L’IA, la vraie, celle qui ne se maquille pas avec des Canva templates, c’est une branche austère de l’informatique née dans les années 50, nourrie au lait de la logique formelle, du calcul symbolique, de l’algèbre linéaire, de la théorie des graphes, et d’une bonne dose d’inconfort intellectuel. Elle sent la craie et la sueur, elle parle anglais, elle lit des papiers sur arXiv le dimanche et elle n’a jamais entendu parler de votre tunnel de vente. Pour s’y frotter, il faut des bases solides en mathématiques (statistiques, optimisation, probabilités), une vraie pratique de la programmation (Python, bien sûr, mais pas seulement), une compréhension des structures de données, des algorithmes, de la logique, et une curiosité insatiable pour les systèmes complexes. Et surtout, il faut aimer chercher longtemps avant de comprendre quelque chose. Bref, tout ce que ton dernier carrousel LinkedIn a soigneusement évité de mentionner. Les LLM ? Un vernis récent sur une cathédrale de concepts. Promis, on n’a pas attendu Copilot pour penser des modèles.
Mais qu’importe la rigueur quand il suffit de se filmer debout dans sa cuisine en disant que « le prompt engineering c’est la vie » pendant que le Thermomix tourne en arrière-plan. Ne riez pas, c’est une méthodologie. Elle s’appelle le Bullshit-Driven Learning : tu parles avant d’apprendre, tu vends avant de comprendre, tu pitches pendant que tu scrolles, et tu factures pendant que tu hallucines. Le tout enrobé dans un storytelling disruptif de croissance personnelle scalable, où l’on te certifie « IA Expert » dès la deuxième slide, pour peu que tu saches prononcer « tokenisation vectorielle » sans bégayer. C’est plus qu’une méthode : c’est un modèle économique fondé sur le brouillard cognitif et le personal branding hérité de la téléréalité.
Il faut dire que l’époque s’y prête. Le mot « IA » est devenu un sésame pour transformer n’importe quel PowerPoint plat comme une limande en levée de fonds. On vous promet des ROI en spirale dorée, des agents autonomes pour remplacer vos salariés (et votre bon sens), et des PDF de 80 pages générés en 2 secondes, sans se soucier qu’ils soient aussi vides qu’un discours ministériel sur la fracture numérique.
Alors remettons les choses à l’endroit. L’IA, ce n’est pas une app, c’est un continent. Trois massifs à gravir : l’héritage des pionniers (symbolisme, logique, contraintes), la cordillère des algos (SVM, KNN, RNN), et le mirage LLM, qui brille fort mais n’éclaire pas tout. Et même en camp de base, il faut des cartes : maths, code, linguistique, un peu de psychologie, pas mal d’humilité. Sans ça, vos « solutions IA » risquent fort de faire moins bien que la vieille feuille Excel de Jean-Paul au service qualité.
Mais voilà, dans le pays enchanté des slides, on n’aime pas les efforts. On préfère les mythes. Celui de l’intelligence sans peine. Du succès sans compétence. Du savoir sans méthode. On se gave de prompts et on s’étonne de régurgiter du gloubi-boulga textuel. Ce n’est pas une révolution, c’est un karaoké.
Il serait temps de le dire sans rougir : non, tout le monde ne peut pas apprendre l’IA. Tout le monde peut jouer avec l’IA, certes, comme on joue avec un piano en tapant sur les touches au hasard. Mais comprendre, maîtriser, créer, intégrer ? C’est une autre chanson. Une fugue complexe, avec des accords dissonants, des mesures asymétriques, des modulations subtiles, et pas mal de gammes à apprendre dans plusieurs tonalités. Cela demande de la patience, du travail, et parfois une forme d’obsession joyeusement laborieuse. Bref, tout ce qu’un webinaire de 42 minutes te promet d’éviter.
Non ! L’IA ce n’est pas simple. Et … c’est tant mieux.
Car si c’était simple, ce serait un produit banal avec mode d’emploi TikTok et garantie de succès en trois reels. L’IA mérite mieux. Elle mérite d’être apprise, pas seulement utilisée. Et surtout, elle mérite qu’on arrête de l’enfermer dans les promesses en carton des coachs recyclables.
La prochaine fois qu’un influenceur en carton vous explique que « tout le monde peut maîtriser l’IA avec mon ebook gratuit de 12 pages« …
Dites-lui : « Merci, je préfère apprendre à penser. C’est plus lent, moins instagrammable, et ça ne débloque aucun bonus sur ton tunnel de vente. Car penser, vraiment, c’est accepter de ne pas comprendre tout de suite, de douter souvent, de n’avoir rien à poster pendant plusieurs semaines. C’est lire un papier scientifique sans emojis, écrire du code sans copier-coller, et se réjouir quand on trouve une erreur dans sa propre certitude. Bref, c’est chiant, exigeant, mais étonnamment jubilatoire. En clair, penser, ça se mérite. »